« Tout critique est un artiste raté ». La sentence se trouve dans le texte d’une colonne dite : «En marge», signée par la billettiste Nelly Kaprièlian, sise page 69 des Inrockuptibles du 27 novembre 2007. Je dis : «billettiste». Si je la désignais comme «critique», vous en infèreriez que Nelly Kaprièlian est –selon sa propre définition– une artiste ratée, ce que je n’oserais écrire. D’autant que je suis moi-même, toujours selon la classification kaprièlienne, un artiste raté. J’exerce, au sein du journalisme, la honteuse fonction critique depuis trente ans. Mon premier article, en 1977, portait sur un film : La Coccinelle à Monte-Carlo . On voit mon niveau. « Les juges, les politiciens, les critiques. Ce sont les véritables classes inférieures, les créatures viles et sournoises que les honnêtes gens ne devraient jamais recevoir chez eux », écrivait Auden. Peu d’honnêtes gens me reçoivent. Le billet du 27 novembre 2007 sera pour l’éthique littéraire ce que «J’accuse» fut pour l’éthique républicaine. Il porte un titre cinglant : «Tous romanciers ?» . Titre dont le laconisme marque en dix-sept signes, espaces inclus, la distance qui sépare une artiste réussie d’un critique bon pour les coccinelles monégasques. Un titre pareil, je ne saurais le concevoir. Réitérons : « Tous romanciers ? ». Rappel à l’ordre! Nelly Kaprièlian démasque, nouvelle Auden, les classes inférieures du journalisme littéraire. Tirant la leçon de la rentrée 2007-2008 avec un sens de la synthèse que l’on croyait perdu depuis les Ordres du Jour du maréchal Foch, elle constate que de nombreux critiques ont publié, depuis septembre, des romans. Et pose cette affirmation par laquelle s’ouvre le présent blog : « Tout critique est un artiste raté ». Observatrice inrockuptible de la chose littéraire, Nelly Kaprièlian poursuit : « Si on étendait cette constatation dans le temps [« nombre de critiques littéraires publient leur roman »] la liste serait kilométrique des critiques littéraires qui écrivent des romans et le phénomène est tellement symptomatique qu’on peut légitimement se poser la question : mais qu’est-ce qu’ils ont tous ? (…) C’est vrai qu’il est dur, gênant, obscène, de voir tel critique littéraire accoucher d’une œuvre médiocre et continuer à descendre sans l’ombre d’un scrupule les livres des autres…mais ce qui gêne le plus, c’est que cette généralisation donne raison à l’adage populiste : tout critique est un artiste raté ». Poujadisme littéraire Avant d’enchaîner, j’avoue. Non seulement j’exerce ce métier d’artiste raté –la critique– mais je suis un artiste raté selon les normes inrockuptibles. A tel point que Nelly Kaprièlian, dans sa dénonciation des médiocres et des flingueurs de l’ombre, ne m’a même pas cité, alors que je suis l’un de ceux qui justifient l’« adage populiste » et poussent, à son corps défendant, l’inrockuptible Vertu au poujadisme littéraire. Oui, j’ai publié quatre romans et cinq essais en plus de quelque trois mille articles, voire davantage (à quoi s’ajoutent des centaines d’émissions de radio). Malgré trente ans d’action vile et sournoise, je ne suis même pas épinglé dans la liste des Doubles Casquettes rockuptibles. Je suis raté jusque dans le ratage : un nom perdu, pas même digne de figurer dans l’énumération « kilométrique » de ceux à qui profite le crime. Quand je songe à tous ces articles, toutes ces bassesses...Pour rien. Nelly Kaprièlian n’a pas remarqué ces sept livres. Mes flatteries viles, mes haines sournoises, furent vaines. Mes éditeurs furent cruellement trompés dans leurs espoirs de fortes ventes qu’une presse complaisante devait susciter. Amour et eau pure Nelly Kaprièlian brosse, en effet, pour couronner cette Satire une description des agapes où les éditeurs dépensent des fortunes pour nous corrompre, nous les inférieurs. Ce «moment» du billet eût fait pâlir Boileau d’envie (mais il était Double Perruque lui aussi, critique, artiste raté). Nelly Kaprièlian donne donc sa moderne version du Repas ridicule : « Vous déjeunez avec un éditeur et soudain, quoique vous disiez, vous devriez en faire un roman. Vous aimez l’eau minérale plate ? Ça ferait un beau roman, et ça ferait, surtout, un beau contrat ». Notez, diront les futurs Lagarde & Michard, la pointe d’ironie : l’allusion à l’eau plate. Ce coup renvoie finement à Baudelaire : « Le prix de style coulant est donné indistinctement à tous les écrivains connus : l’eau claire étant probablement symbole de Beauté pour les gens incapables de méditation ». Il est vrai que Baudelaire, lui aussi, conjuguait critique et poésie. Double Casquette, derechef. Artiste raté. L’Ode à l’inrockuptible Vertu déploie, pour sa part le vrai style du critique pur –artiste du renoncement– un style qu’on pourrait dire coulé plutôt que coulant . Je relève, pour en prendre de la graine : « si on » au lieu de « si l’on » ; « et on » au lieu de « et l’on ». Hiatus is beautiful. Je me ferais à mon tour un chevalier d’Eon. J’observe aussi la remarquable concaténation de l’occlusive vélaire sourde : [k]. Ainsi de : « la liste serait k ilométri que des criti ques littéraires qui écrivent des romans ». Ou bien : « le phénomène est tellement symptomati que qu ’on peut légitimement » Ou encore, lors du finale : « On en vient à a dmirer [hiatus expressif] les rares criti ques qui résistent en c ore au chant des sirènes, qui prennent en c ore leur métier de criti que très au sérieux ». On voit ici que la répétition de l’occlusive vélaire sourde symbolise la machinerie du Titanic littéraire encorné par l’iceberg des artistes ratés, et cliquetant avec l’énergie du désespoir vers les abysses, alors que les ultimes critiques très sérieux sauvent l’honneur. « Josyane Savigneau (Le Monde) , Marie-Laure Delorme (le JDD), Nathalie Crom (Télérama) ont l’élégance de ne pas avoir commis de roman ». Ni masque, ni plume Il serait surprenant que les éditeurs ne tentent pas de circonvenir une si grande styliste d’inrockuptible Vertu. Je les vois venir, prêts à débaucher dans la rédaction de ce journal des romanciers ou des essayistes qui seraient également critiques. Jusqu’à présent, pas une seule Double Casquette ne se trouve aux Inrocks , c’est sûr. Les éditeurs se ruineront en festins d’eau pure pour s’attacher le style coulé de la seule rédaction de France d’où le copinage est exclu. « Héhé, il ne faut jamais dire fontaine », ricanent déjà ces corrupteurs. Voici trois décennies, le jeune Jérôme Garcin faisait entendre ces mêmes accents. Jamais, disait-il, nous ne lirions sous sa plume un roman tant qu’il exercerait son impavide et austère fonction de critique. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Et Jérôme Garcin n’a rien d’un imbécile. On lui doit, depuis, plusieurs romans. Il publie, en janvier 2008, lui l’écrivain-critique un hommage à l’écrivain-critique François-Régis Bastide, cofondateur du Masque et la Plume - émission qu’il dirige désormais et à laquelle participe Nelly Kaprièlian. L’inrockuptible Vertu traitera-t-elle désormais ses confrères et co-participants d’ « artistes ratés » ? Les masques tomberont-ils, les plumes choiront-elles ? Les rois de la critique seront-ils nus ? Non. Comme Nelly Kaprièlian n’est pas non plus une imbécile, elle saura changer d’avis. Son billet « Tous romanciers ? » nous annonce qu’elle aussi, sûrement, un jour publiera. Peut-être un essai ? Puis un roman ? An Artist is born.