6 février > Roman Turquie

Hakan Gunday- Photo SELEM OZER GUNDAY/GALAADE

Au cœur d’une nuit glaciale, dans l’est de la Turquie, un jeune gars guette du haut d’une tour. On est en terres kurdes, infestées par les indépendantistes du PKK et les trafics en tous genres. Alentour, pas âme qui vive, et l’appelé de 20 ans qui monte la garde se sent crever. Il n’en peut plus de ce foutu service militaire : le froid à pierre fendre, la privation de sommeil chronique, l’absurde discipline, cette hiérarchie avec des brutes épaisses au-dessus de soi… Lui sait le français, aime lire, tient un journal. Il allume une cigarette, c’est interdit. Surgi de nulle part dans le mirador : un homme moustachu. Le jeune conscrit est mort de trouille. Le type lui dit de continuer de fumer, raconte sa vie. Né en 1900, fils du cadi (juge musulman) d’Hopa, il s’est engagé dans la marine allemande, a combattu les Anglais dans le détroit de Skagerrak entre la Norvège et le Danemark. "Sais-tu ce que je faisais dans cette guerre ?" lance-t-il. "Je jouais avec ma vie, comme d’habitude. Peut-être est-ce pour cela qu’on m’appela "le joueur". La table n’est pas ronde, soldat. Elle est plate, plate comme une table de jeu." Joueur peut-être, mais surtout mort. Le narrateur du dernier roman de Hakan Günday a affaire à un fantôme.

Après le percutant D’un extrême l’autre, le destin croisé d’une fille mariée de force à un intégriste londonien devenue star du porno en burqa et d’un jeune nettoyeur de tombes stambouliote, fan du père de la fiction moderne turque, Oguz Atay, l’auteur né en 1976 dépote toujours autant. Dans Ziyan, c’est à travers une langue au lyrisme heurté, parfois truculente, rythmée par la colère et l’angoisse du héros que Günday dénonce le service obligatoire et le fait que l’objection de conscience n’est pas légale en Turquie. L’auteur dépeint le huis clos de la caserne et sa violence érigée en loi, l’entropie d’une certaine logique disciplinaire. Et pourtant, on obéit, c’est l’insoutenable lâcheté de l’être. L’homme à la moustache, "le mort", ironise : "Tu es tellement rempli de ta vie que tu ne pourrais même pas la déposer en banque. […] Etre tellement attaché à la vie. Tenter à ce point d’échapper à la douleur. Faire tout ce qu’on t’ordonne. Trembler devant les voix qui s’élèvent. La peur t’a anéanti. La peur t’a arraché le cerveau du crâne. Tu es plus mort que moi."

Le jeune soldat, en vérité, veut se suicider. Après la punition de trop infligée par le commandant Ekber, il attend son tour de garde pour se brûler la cervelle. Apparaît à nouveau le spectre qui l’en empêche, il n’a pas fini son histoire : il s’appelle Ziya Hursit. Ce rejeton de notable ottoman était le vilain petit canard, "un enfant habité par des ténèbres profondes". Tenté par l’Occident et l’anarchisme, un temps député de la jeune République, il a attenté à la vie de Mustafa Kemal dit Atatürk, "le père de la nation" moderne turque, mais est arrêté et pendu en 1926. Ziya Hursit était également l’arrière-grand-oncle d’Hakan Günday. Sean J. Rose


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