Une histoire du pèlerinage de Compostelle commence évidemment par Jacques, le frère de Jean. Dans les textes canoniques on apprend qu’il a été décapité à Jérusalem. Mais jamais on ne parle d’évangélisation en Espagne. Il faut attendre quelques siècles et un tour de passe-passe théologique pour que l’apôtre devienne le double ibérique du Christ au Moyen Age.
En réorientant le mythe, les religieux "inventent" le pèlerinage au IXe siècle dans le but d’apporter un peu d’argent au clergé. La figure du saint est aussi utilisée à des fins politiques, Jacques étant, selon une légende, apparu à Charlemagne pour lui demander de chasser les musulmans d’Espagne. Se rendre en Galice au cri d’"Ultreïa !", "En avant !", relève alors autant d’un acte de foi que d’une déclaration de guerre. Jacques légitime le pouvoir des rois chrétiens et s’impose comme le protecteur des Espagnols lors de la Reconquista.
Dans un ouvrage très accessible, sans notes mais pas sans savoirs, Philippe Martin (université Lumière-Lyon 2) révèle les "secrets" de cette dévotion. L’historien, qui dirige l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité, connaît bien ce sujet. Auteur d’une Histoire de la messe (CNRS, 2010) et de Pèlerins (CNRS, 2016), il examine le Camino, le "chemin" de Compostelle, sous tous ses aspects.
La figure du saint traverse son récit. Sans parler de ses reliques que Toulouse dispute à Compostelle au XVIe siècle. La tête du décapité, elle aussi, se promène. Puis on découvre que le tombeau est vide, avant que des os refassent leur apparition au XIXe siècle. Compostelle est sauvé. Le pape publie une lettre apostolique : les pèlerins peuvent reprendre leur chemin. Franco lui-même, originaire de Galice, se place sous la protection de l’apôtre dans sa lutte contre le Frente Popular. L’ennemi, ce n’est plus le Maure, mais le communiste.
Philippe Martin raconte les différents itinéraires, l’origine de la coquille comme emblème, la nourriture, le logement, l’arrivée au sanctuaire, le retour et la vie après Compostelle. Il explique qu’au XVIIe siècle l’obligation d’authentifier les pèlerins impose un certificat. C’est le début des papiers d’identité visés par les Etats. Aujourd’hui encore, le pèlerin doit se munir de sa credencial, petit livret à faire estampiller à chaque étape.
En 2017, 278 000 pèlerins, essentiellement espagnols, se sont rendus à Santiago de Compostela. Parmi eux, 6 % de Français. Immortelle randonnée (2014) de Jean-Christophe Rufin y est sans doute pour quelque chose. Croyants, amoureux du patrimoine et sportifs se retrouvent sur ce Camino. On marche pour se prouver quelque chose, pour sentir son corps, pour le faire souffrir un peu. Un acte de purification qui n’est pas similaire chez le croyant et chez le touriste. "Saint Jacques n’a sans doute jamais prêché en Espagne, Charlemagne n’est certainement pas venu prier sur le tombeau du saint et les reliques ne sont sûrement pas celles de l’apôtre." Mais qu’importe. Le voyage compte autant que la destination. Et Philippe Martin s’avère un guide précieux sur ces voies du seigneur pas si impénétrables que cela. L. L