Ouvrez un vieil album de photos. Pas de légendes, pas de dates. Si vous êtes historien - et non des moindres ! -, vous pouvez envisager de raconter en vérifiant au plus près. C’est le pari d’Alain Corbin dans ce livre bref et secret, illustré de quelques clichés en noir et blanc. Il avait à peine 4 ans en 1939, mais il se souvient de l’exode avec son arrière-grand-tante à l’arrière de la 302 et de son père médecin de campagne, un taiseux qui avait quitté les Antilles à 19 ans pour venir s’installer dans ce bourg de Normandie, à Lonlay-l’Abbaye, dans l’Orne.
L’ouvrage se lit comme on écoute une conversation ou les histoires d’un oncle Paul qui ne sont pas si belles que ça. Car si on reste un peu éloigné des douleurs de la guerre, celle-ci est bien là tout de même : la présence des officiers qui réquisitionnent la maison familiale, les soldats de la Wehrmacht dans la grange, le Débarquement avec son tonnerre de feu et son ciel rougeoyant d’espoir et de colère. Le gamin voit son village dévasté par les bombes et les incendies. Les photos prises par son père en témoignent. Et pourtant, le jeune Corbin se rappelle un parcours en jeep avec des GI’s qui découvraient la France. "Je remercie rétrospectivement les soldats américains de m’avoir procuré la plus belle de mes semaines de vacances et, secondairement, d’avoir fait entrer le bocage dans la modernité."
Mais cette enfance rurale, catholique et fervente permet aussi de repérer la source des sensations qui fourniront à Alain Corbin la matière de ses plus grands travaux : la présence sonore de l’église de Lonlay (Les cloches de la terre), les parfums du jardin de la vieille tante Aglaé (Le miasme et la jonquille), le sabotier sur la place du village (Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot), etc.
Ces souvenirs de guerre sont évidemment soumis au travail de l’intellectuel avec les indispensables notes explicatives sur un fait ou un lieu. Mais Corbin nous rappelle surtout qu’il appartient à cette génération d’historiens qui allient le plaisir du savoir à celui du style.
L. L.
