Aux obsèques de son père en 1968, le jeune François Rachline aperçoit un homme qui étreint sa mère. C’est Joseph Kessel. "Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé de son amitié avec ce lion ?" Un peu plus loin, un officier britannique rend hommage à "Sir Lazare" que Georges VI avait fait officier de l’ordre de l’Empire britannique. Qui était donc ce taiseux ? Pour le savoir, l’économiste et romancier (Le mendiant de Vélasquez, Albin Michel, 2014) a attendu le temps nécessaire. Il a laissé filer sa carrière de professeur à l’Institut d’études politiques de Paris - il est aujourd’hui le conseiller spécial de Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental -, puis il a plongé dans ce passé intimidant. "Je n’ai fréquenté vraiment mon père que cinq à six ans." Il lui a donc fallu enquêter dans les archives françaises et étrangères, consulter les dossiers familiaux, rencontrer les témoins devenus rares, entrouvrir des vieux calepins.
La lecture du "carnet" paternel provoque chez lui "un mélange d’émotion et de sourires". On n’entre pas dans la vie des autres comme cela, fût-ce celle de son père. Alors on y met les formes. Souvent la démarche consiste à révéler des choses moches ou inconsistantes. Ici, c’est tout le contraire.
Juif, cofondateur de la Lica (future Licra), juridiquement français depuis 1938, franc-maçon, Lazare Rachline avait tout pour déplaire à Vichy. Cet homme exposé devint naturellement, comme son frère assassiné par la Gestapo, un résistant de la première heure, chef de la première filière d’évasion de France (VIC) au sein des services secrets britanniques et agent des services français sous le nom de Socrate.
Le livre fourmille de détails sur la vie de cette armée des ombres à Londres, à Alger ou dans la France occupée où l’on se donne rendez-vous dans des pissotières et où l’on craint à chaque instant pour sa vie et pour les siens. Et puis il y a la rencontre avec celui qui le nomme représentant du gouvernement provisoire de la République française sur ces mots : "Vous êtes le général de Gaulle en France."
Après la guerre, L. R., Lazare Rachline, Lucien Rachet ou Lucien Rachline, c’est selon, retourne à la vie civile, une vie d’industriel qui ne demande rien - il n’est pas Compagnon de la Libération - parce qu’il pense n’avoir pas fait assez pour la France. Il se dégage une forte impression de ce récit constamment tenu entre l’histoire et la mémoire. "Même les années dont je fus contemporain m’apparaissent aujourd’hui transfigurées par mes découvertes documentaires." L’essentiel est dit entre pudeur, affection et admiration : on ne connaît jamais vraiment son père.
Laurent Lemire