6 OCTOBRE > ROMAN France

Pascal Quignard- Photo CATHERINE HÉLIE/GALLIMARD

Pour le titre de son histoire d'amour inéluctable, Goethe emprunte aux sciences de son époque la métaphore chimique des "affinités électives". Pour son dernier livre, Pascal Quignard préfère l'idée de "solidarités mystérieuses". Quelque chose d'infrangible, lié au secret des initiés. Si l'auteur des Ombres errantes (Grasset, prix Goncourt 2002) aime parfois nous transporter dans d'autres lieux et d'autres temps - Rome antique des Tablettes de buis d'Apronenia Avitia ou France de l'âge classique dans Tous les matins du monde -, les différentes voix qui composent ici le récit de ces rapports étroits nous entraînent dans la Bretagne d'aujourd'hui, du côté de Dinard.

Claire Methuen se rend au mariage de la fille de son cousin Philippe. Cette traductrice installée à Versailles tombe au marché de Saint-Enogat sur son ancien professeur de piano. Et tout le passé de refluer. Ou plutôt voilà Claire en allée sur l'autre rive : sa vie d'orpheline où elle et son jeune frère furent confiés à leur oncle, avant d'être placés sous la tutelle du pharmacien Quelen. C'était comme si la dame au chignon blanc eût été le passeur du fleuve de sa mémoire. Sur l'autre rive de cette vie-là, Claire va se fixer sans retour, aidée par Madame Ladon, qui lui prêtera une ferme inhabitée située dans les environs. Claire se tourne vers la lumière de son enfance, l'amour de jeunesse : le fils du pharmacien Quelen, aujourd'hui pharmacien lui aussi et maire d'un petit port. "Amour" est trop faible pour décrire ce qui s'apparente à un vertige, une expérience du vide et de la plénitude : "une atonie de plus en plus grande, presque évanouissante, extrêmement ancienne, presque plus ancienne que le sommeil". Claire retrouve Simon : "Et de nouveau c'est comme autrefois. Chaque fois qu'elle le dévêt, chaque fois qu'elle le voit nu, elle a envie de tomber, ses paupières se ferment automatiquement, ses yeux entrevoient à peine ce qu'elle fait, ce qu'il fait."

Mais la passion entre la longue femme blonde et le maire de La Clarté ne peut durer, monsieur le maire est marié, il a un fils malade... Depuis, Claire guette Simon. Quant à Simon, il ne se sent pas tant épié qu'enveloppé par ce regard d'avide tendresse. Claire erre sur les chemins de la lande, le long de la côte, elle ne mange plus, devient fantôme, hante leurs lieux d'amour comme les fées délaissées des légendes bretonnes, amantes devenues rochers et qui font échouer les marins... Les solidarités mystérieuses ne se réduisent pas aux liens qui lient Claire à Simon, c'est aussi le destin jumelé de Claire et de son frère cadet, Paul, venu vivre auprès d'elle, c'est la relation entre Paul et le père Jean, jeune prêtre pétri de foi et fait de chair, la filiation choisie entre Claire et Madame Ladon, la veuve sans enfants, la parenté indélébile entre Claire et sa fille Juliette qu'elle a abandonnée toute petite. Toutes ces concaténations de vies et de fatalités. Les parents de Claire et Paul sont morts à la suite d'un accident de voiture, un suicide collectif partiellement raté : le père, qui conduisait, ne voulait pas que la mère les quitte et avait foncé dans le ravin.

Pascal Quignard dessine, comme à la pointe sèche, un sublime paysage de granit et de mer en même temps qu'une fascinante anatomie des coeurs. C'est au moyen d'une écriture précise, d'une grâce ascétique, quasi translucide, que l'écrivain nous confronte à la nudité des sentiments ("Tant qu'il vécut, elle souffrit.") et fait se perdre notre regard dans l'horizon d'un merveilleux silence.

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