Toute son oeuvre précédente en témoigne, Arturo Pérez-Reverte aime l'histoire, le jeu d'échecs, les énigmes policières, la mer et la navigation. Sans doute aussi les femmes et les havanes... Et il est passé maître dans l'art d'imaginer des machines où tous ces éléments - à quoi il convient d'ajouter cette fois la ville de Cadix, la guerre et l'amour - se combinent et se précipitent pour former un grand roman, dans les deux sens du terme.
Un roman-fleuve, ample et ramifié, avec quatre ou cinq protagonistes principaux, dont les destins finissent par se croiser. Un roman-monde, avec Cadix comme épicentre, dans les années 1811-1812. Quand l'antique Gades romaine, métropole libérale, élégante et opulente grâce à son commerce maritime transatlantique, était assiégée en vain par les armées au service de Joseph Bonaparte, l'usurpateur placé sur le trône de Ferdinand VII par son frère Napoléon. Une guerre particulièrement atroce, qui s'est soldée par un désastre, et le premier échec de l'Empire français, préfigurant la campagne de Russie.
L'intrigue s'inscrit dans un vaste huis clos, quadrillé à la manière d'un échiquier. Mais bouleversé par les boulets des canonniers français, commandés par le capitaine Desfosseux, aussi farfelu que courageux, qui tentent de réduire à merci la fière et libre cité andalouse, laquelle résiste encore et toujours à l'envahisseur. C'est pourquoi s'y sont réfugiés les Cortès, le parlement espagnol, en train de rédiger une constitution anti-absolutiste, nettement inspirée, ô paradoxe, de la Révolution faite par ces Français dont ils ne veulent pas comme maîtres ! D'ailleurs, les Bourbons revenus, la ville payera cher son "libéralisme". Mais Cadix est aussi une ville dangereuse, avec ses ruelles sombres où un "serial killer" particulièrement sadique fouette à mort de toutes jeunes filles. Il faudra plus d'un an au commissaire Rogelio Tizon, ripou ignoble mais excellent limier, pour l'arrêter et l'identifier.
Mais le vrai moteur du roman, ne serait-ce pas la rencontre, plus qu'improbable, entre Lolita Palma, l'héritière d'une antique lignée d'armateurs, et Pepe Lobo, le ténébreux capitaine qu'elle engage comme corsaire ? Trente-deux ans, célibataire, riche et orgueilleuse, la belle de Cadix ne peut que troubler, séduire, ensorceler le marin solitaire. Elle finira bien sûr par le subjuguer, pour son malheur, ne lui accordant en retour qu'un unique et rapide baiser, mais seulement à la page 631 et à la faveur du carnaval ! Il faudrait aussi saluer Gregorio Fumagal, le taxidermiste-espion au service des Français par idéalisme, ou le jeune Ricardo Marana, le lieutenant de Pepe, qui brûle ses poumons au cigare, et n'a pas son pareil aux abordages.
Cadix ou la diagonale du fou, par son érudition dans la reconstitution historique, sa construction presque mathématique, la façon dont l'auteur prend soin de brouiller les pistes, sa générosité et l'humanité (ou l'inhumanité) de ses personnages, renoue avec la meilleure veine d'Arturo Pérez-Reverte, celle de ses grands livres des années 1990, Le tableau du maître flamand ou Club Dumas.