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Kogito ergo sum

Kenzaburô Oé par Izutsu Hiroyuki - Photo Philippe Picquier

Kogito ergo sum

Kenzaburô Oé se met en scène en romancier vieillissant sur fond d’amitié rivale et de monde menacé par la terreur. Première traduction française depuis près de vingt ans d’une œuvre romanesque du Nobel japonais.

 

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Par Sean James Rose
Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 15.10.2013 à 10h59

A la suite d’un accident, Chôkô Kogito décide de se reposer loin de la fureur de Tokyo dans sa maison de Karuizawa, dans les hauteurs de la province de Nagano. Kogito est un romancier vieillissant, auteur d’une immense œuvre romanesque, aussi célèbre dans son pays que reconnu internationalement - il a été couronné par l’Académie suédoise. Ses livres sont une version postmoderne du shi-shôsetsu, le « roman-je », sorte d’autofiction à la japonaise pas forcément narrée à la première personne. Le récit confessionnel se déploie ici parmi un enchevêtrement de références littéraires et critiques (T. S. Eliot, Nabokov, Milan Kundera, Wole Soyinka, Céline, Edward Saïd) et d’échos à ses propres romans, et surtout à cet événement qui aura infléchi à jamais son regard d’écrivain : la naissance d’un fils handicapé mental. Kogito est très clairement l’alter ego fictionnel d’Oé. Adieu mon livre !, première traduction en français depuis que l’auteur, né en 1935 dans l’île de Shikoku, a reçu le prix Nobel de littérature en 1994, est le troisième volet d’un triptyque dont chaque partie peut néanmoins être lue séparément, et qui a pour titre La trilogie des pseudo-couples (2006).

Trois livres qui mettent en scène des paires improbables, amitiés bancales, discordantes voire rivales, relation dont le moteur est formé par l’incomplétude réciproque des protagonistes. La notion de pseudo-couple, forgée par le critique américain Fredric Jameson, avait été utilisée à propos des personnages de Beckett dans L’innommable, puis de ceux du roman d’Oé, Chûgaeri (1999). Dans Adieu mon livre !, le compère du vieil auteur est son ami d’enfance : Tsubaki Shigeru, dit Shige, architecte de renom naturalisé américain et enseignant à l’université de San Diego. Apprenant l’accident de Kogito, Shige loue la Maison-du-Vieux-Fou, voisine de celle de Kogito, la Maison-Gérontion. Cette demeure a été du reste construite par l’ami architecte lauréat d’un concours où il s’agissait de dessiner la maison idéale d’un écrivain - l’écrivain en question se nommait Chôkô Kogito. Un hasard aux allures de destin qui avait réuni ces deux-là que les caractères (Shige est un affabulateur pervers) comme les carrières avaient séparés. Il faut remonter à l’enfance pour comprendre cet attelage incongru. C’était pendant la guerre : la mère de Kogito accueille dans les forêts de Shikoku où ils habitaient le fils de sa meilleure amie résidant à Shanghai. Débarque Shigeru, de quelques années l’aîné de Kogito, et depuis lors germain rival de ce dernier, inséparable de lui comme l’est l’ombre de la lumière. Cet ultime rapprochement au soir de leurs vies va se révéler décisif dans l’entreprise de vérité du romancier sénescent. Ces dernières années, Kogito s’est penché sur le concept de style tardif - pas tant couronnement d’une unité cohérente que disparité miroir du chaos d’une vie - et la poésie de T. S. Eliot, notamment le poème Gérontion, éponyme de la maison bâtie par Shige.

Reflétant les préoccupations d’Oé sur le monde contemporain, les questions environnementales (le vieux Nobel est un militant de la cause anti-nucléaire) traversent ces pages. Le spectre du terrorisme (le 11-Septembre, l’attentat au gaz sarin par la secte Aum), aussi. Entouré de jeunes acolytes fanatisés par l’idée d’action à la Mishima et le nihilisme des Démons de Dostoïevski, Shige, grand maître d’œuvre de l’«unbuild» (la démolition), ourdit un plan de destruction d’une tour au cœur de la capitale… Roman complexe qui porte l’âpre marque des années de maturité, Kenzaburo Oé, par le truchement de son héros chenu, élabore une grandiose réflexion sur l’illusion et la vérité - ce que peut la littérature, la culture face à la catastrophe. Adieu, ses livres… sûrement pas. Chapeau Oé-san ! Sean J. Rose

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