Avant-critique Roman

Jérôme Baccelli, "À un étage près" (Seuil) : Ascenseur pour l'échappée

Vue sur la seine depuis des bureaux de la Défense - Photo © OLIVIER DION

Jérôme Baccelli, "À un étage près" (Seuil) : Ascenseur pour l'échappée

Jérôme Baccelli imagine un ascenseur menant à un monde parallèle au-delà du bureau, où se retrouvent trois employés qui viennent d'être licenciés.

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Par Sean Rose
Créé le 16.12.2022 à 14h00

« Depuis combien de temps travailliez-vous pour nous ? », s'enquiert le manager de la DRH. La question n'est pas tant incongrue qu'elle dégage un léger parfum d'obsolescence. La sienne propre. Pourquoi ce verbe à l'imparfait ? N'y travaille-t-elle pas encore ? Elle a l'impression que cet entretien d'évaluation sera le dernier. Tout comme cet autre employé qui s'interroge sur l'ordre du jour laissé en blanc dans l'invitation. Pour cause : la réunion qui a lieu est un pot de départ avec fleurs et couronne - un hommage par le chef de département qui souligne les qualités du louangé tout en appuyant sur le bouton de la sortie sous forme de retraite anticipée. Quant au troisième larron mis à la porte dans À un étage près de Jérôme Baccelli, il ne s'est pas vu gratifié de tels égards. On lui a annoncé tout de go qu'il ne faisait plus partie de la boîte, au vu de ses compétences, ou plutôt de leur absence. Ça se passe comme ça dans le groupe Maxa. Formaté à souhait par l'entreprise, puis jeté quand on ne correspond plus aux nouvelles normes. Une mère célibataire claustrophobe qui craint s'être fait virer, un vieux cadre sup n'ayant eu lors de sa longue carrière immobile d'autre fonction que d'encadrer son déficit d'idées, un jeune analyste qui croyait bouleverser le marché avec sa méthode révolutionnaire pour vendre du dentifrice... Élisa, Josh, Salim prennent le même ascenseur vers les hauteurs de la tour Maxa. La phobique de l'enfermement exsude son angoisse, le sexagénaire s'inquiète pour son bouquet sur le point de faner, l'ex-jeune cadre dynamique entend faire preuve d'un dernier sursaut et se jeter du dernier étage. C'est alors que pénètre dans ce huis clos un homme longiligne... Soudain la tour s'ébranle, c'est un tremblement de terre, l'ascenseur se grippe.

Jérôme Baccelli, qui travaille dans le domaine de l'ingénierie informatique, a l'esprit de géométrie. Avec ce cinquième roman, il prouve qu'il a également l'esprit de finesse. L'auteur d'un Dictionnaire de la pensée oblique (Cylibris, 2002) sait saisir le chaos qui échappe au système, en faire une matière à modeler (et non pas à modéliser), c'est-à-dire pétrir à l'envi afin d'en produire des fictions barrées. L'homme longiligne du nom de M.A.T. est celui qui a devisé les modèles financiers aboutissant au licenciement du trio. L'ascenseur s'ouvre enfin sur un étage vide. À la place des bureaux, une végétation luxuriante, des fleurs, du blé : monde parallèle, intérieur, au cœur de la ville et de soi, où les relations se tissent autrement. On n'a pas attendu Mark Zuckerberg pour le métavers, la littérature le fait très bien aussi.

Jérôme Baccelli
À un étage près
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18 € ; 192 p.
ISBN: 9782021524796

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