Les écrivains savent-ils clairement dans quoi ils s'engagent quand ils embarquent pour un nouveau livre ? Tiphaine Samoyault, elle, a longtemps tourné autour de son sujet. "J'avais honte de dire que je voulais écrire un essai sur la honte alors je disais que je faisais une recherche sur la littérature des femmes. Cela paraissait un peu vague à tout le monde, surtout à ceux qui m'avaient connue occupée à des recherches plus personnelles et plus pointues", écrit-elle dans Bête de cirque, le dernier et le plus profondément introspectif de ses livres. Sans doute parce que l'aventure a été "douloureuse", et longues les deux années de gestation, ce texte ne ressemble pas à l'essai classique et impeccablement structuré que l'on aurait pu effectivement attendre de cette ancienne élève de l'ENS, de l'universitaire spécialiste de la littérature comparée et auteure d'Excès du roman (Maurice Nadeau, 1999) et de Littérature et mémoire du présent (Pleins Feux, 2001). Dans une narration qui tisse avec fluidité un matériau autobiographique, l'écrivaine affronte sa "honte inassignable", en la mettant en relation avec la question du lien entre engagement politique et différence des sexes. Plusieurs perspectives qui convergent en une seule : interroger, sous un double angle, générationnel et féminin, la légitimité de sa place comme citoyenne, comme compagne, comme mère prise "entre les ordres anciens de la séparation et les ordres militants de l'égalité ».

"Je voulais évoquer le sentiment d'exclusion de ma génération, celle née après 68, hors de l'histoire et hors de la politique. Qu'est-ce que ça voulait dire d'appartenir à une génération perdue ? Cette génération de transition qui, ne pouvant plus s'inscrire dans les formes passées du militantisme, restait inconsolée de quelque chose", explique-t-elle.Bête de cirque est ainsi un examen de conscience, sévère et courageux, à forte résonance mélancolique car travaillant sur la perte - des illusions révolutionnaires, des espoirs d'action collective, des velléités d'héroïsme... - et creusant les ressorts autant que les ressources de cette rupture. Pour cela, l'écrivaine articule en écho des expériences intimes fondatrices : le retour à Sarajevo, en 2010, quinze ans après un premier et unique séjour dans la capitale bosniaque, pendant la dernière année de la guerre ; le souvenir d'une scène d'enfance, sur la piste d'un cirque ; les tirs d'une autre guerre, amoureuse celle-là...

Tiphaine Samoyault avait déjà choisi, dans La main négative (Argol, 2008), cette forme entre fiction et essai, mais dans ce récit de commande inspiré par le rapprochement entre les oeuvres de Louise Bourgeois et la tapisserie, métier d'art exercé par ses parents, elle s'était sentie moins "en première ligne ».

Expatriée de la pensée

Livre-étape, Bête de cirque accompagne un moment charnière de la vie professionnelle de Tiphaine Samoyault : en octobre dernier, elle a rejoint l'université de Paris-3 Sorbonne nouvelle, après dix-huit ans de service à Paris-8 Saint-Denis, emblématique foyer d'agitation intellectuelle, né la même année qu'elle. "En enseignant dans cette université, je devais assumer un patrimoine mais cela n'a jamais pu être une identité. Et cette position ne finissait que par renforcer l'impression que j'ai toujours eue d'être hors-sol." Et puis "il faut être mobile avec ce que l'on a à dire", pense-t-elle. Programme qui pourrait résumer l'ambition vitale d'une intellectuelle qui parcourt le monde entier en expatriée de la pensée. Sans sentiment d'appartenance à un pays ou même à une langue.

Collaboratrice de La Quinzaine littéraire, conseillère éditoriale au Seuil, l'écrivaine cherche dans tous les espaces "ce qu'il est encore possible de lier", fidèlement attachée aux figures de référence que sont pour elle les grands aînés de la génération précédente : Maurice Nadeau, qui a notamment publié La cour des adieux, le premier de ses trois romans, et Gérard Bobillier, le fondateur des éditions Verdier, éditeur de son essai La montre cassée, en 2004.

Celle qui pense que "tout se noue dans des phrases » est aussi une traductrice occasionnelle de l'anglais. On lui doit la version française des poignants Fragments de Marilyn Monroe et du monologue de Molly Bloom dans la nouvelle traduction collective d'Ulysse de Joyce. Elle décrit comme "fascinante" ces expériences de traduction exceptionnelles qui demandent une lecture "proche, lente ». Un travail solitaire, "en retrait », auquel elle se consacre le matin, avant le lever du jour. C'est également dans ces heures-là qu'elle a terminé Bête de cirque et trouvé l'espace silencieux nécessaire pour aller jusqu'au bout, par-delà la honte. A découvert.

Bête de cirque, de Tiphaine Samoyault (Seuil), ISBN : 978-2-02-109826-6, 16 euros, sortie le 28 février.

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