Série noire dans l’édition 3/5

Gérard Voitey, le notaire parti avec ses mystères

Illustration Vincent Vanoli

Gérard Voitey, le notaire parti avec ses mystères

Fils de maçon ou de garagiste, ancien fort des Halles ou ex-peintre en bâtiment, l’énigmatique fondateur de Quai Voltaire et du groupe Isola a laissé une forte empreinte parmi les éditeurs qu’il a côtoyés avant de se tirer une balle dans la tête un matin d’hiver, près d’un étang de la forêt de Chantilly. Troisième épisode de notre série sur les grands faits divers de l’édition.

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Par Daniel Garcia
Créé le 17.10.2013 à 18h49 ,
Mis à jour le 31.10.2013 à 12h22

Le samedi 3 décembre 1994, un promeneur découvre un homme affalé au volant de son véhicule, en bordure d’un étang de Gouvieux, une commune jouxtant la forêt de Chantilly. Il tient encore à la main un pistolet de type P38, avec lequel il s’est tiré une balle dans la tête. Le mort a 50 ans. Il s’appelle Gérard Voitey. Il est notaire à Paris. « Notaire avec une allure de notaire », se souvient l’éditrice Joëlle Losfeld, qui revoit ses « costumes stricts, sans ostentation, souvent bleu marine ». On se croirait chez Balzac, qui écrivait justement « Le notaire a créé l’air notaire » (1). Mais Gérard Voitey était aussi éditeur. Et il s’est suicidé au bord d’un étang forestier. On pencherait davantage pour l’univers de Patricia Highsmith. Le romanesque affleure sous le tragique. D’ailleurs, « romanesque » est l’épithète qui revient dans la bouche de tous ceux qui ont croisé Gérard Voitey : « De tous les personnages que j’ai pu rencontrer dans le milieu du livre, Gérard Voitey était le plus romanesque », résume l’écrivain Denis Tillinac, ancien P-DG des éditions de La Table ronde. On songe aussi aux films de Chabrol, et à ses obsessions pour la bourgeoisie (forcément) vénéneuse. Sauf que là, le scénario accuserait de sérieuses lacunes. De Gérard Voitey, on ignore - presque - tout. « Le romanesque du personnage réside déjà là, souligne l’écrivain-journaliste-diplomate Daniel Rondeau, même en l’ayant fréquenté pendant plusieurs années, je m’aperçois que je ne sais rien de lui ! »

 

 

« Ça ne durera pas ! »

Les notaires n’ont pas d’histoire. Contrairement aux avocats, ils se gardent de toute publicité médiatique tapageuse. Gérard Voitey aurait pu rester dans l’anonymat toute sa vie, s’il n’avait pas décidé de mener de front une deuxième carrière, au service des écrivains. Il fait son entrée dans la sphère publique en 1987, avec la création de Quai Voltaire - l’enseigne de sa maison d’édition s’inspirant de l’adresse de son étude notariale. Un notaire éditeur ? Dès que la nouvelle se répand, on se pousse du coude à Saint-Germain-des-Prés. « Ça ne durera pas ! » pronostiquent déjà les mauvaises langues. En attendant, tous les « licheurs de tafias » accourent aux déjeuners et aux raouts que le notaire, prodigue, finance à fonds perdus. C’est toujours ça de pris ! Mais au fait, ce notaire, qui est-ce ? D’où vient-il ? Ceux qui se sont posé la question en sont restés pour leurs frais : « C’était vouloir pénétrer un univers légendaire », commente l’écrivain Olivier Rolin. Pour Daniel Rondeau, le père de Gérard Voitey était maçon, alors que Denis Tillinac se souvient d’un garagiste. Des origines modestes, donc ? Gérard Voitey lui-même aurait commencé tout en bas de l’échelle, mais avait-il été fort des Halles, comme il l’avait raconté à Olivier Rolin, ou peintre en bâtiment, comme il l’avait assuré à Joëlle Losfeld ? « Il aimait brouiller les pistes, avec une propension à la mythomanie », précise cette dernière. Gérard Voitey était devenu notaire « par admiration pour le père d’un ami de collège », croyait savoir Le Monde dans sa notice chronologique (2). Admettons qu’il ait payé ses cours de droit en portant des cageots aux Halles, tout en repeignant des façades d’immeubles. Mais comment avait-il pu se hisser à la tête d’une grosse étude parisienne ayant pignon sur rue, ou plutôt sur Seine, qui comptait dans sa clientèle quelques pointures du showbiz ? « Parce qu’il avait épousé la fille du patron », avance Olivier Rolin. Soit.

 

 

 

« Je n’y connais rien »

C’est en 1984 que se produit l’événement qui va infléchir le destin de Gérard Voitey - et le précipiter vers sa perte. Cette année-là, Voitey est choisi pour régler la succession de Gérard Lebovici, le producteur de cinéma et fondateur des éditions Champ Libre assassiné le 5 mars, dans un parking souterrain de la capitale (3). Voitey était-il un ami de Lebovici, comme il le fera volontiers croire ? Rien n’est moins sûr. Peut-être même ne l’avait-il jamais rencontré, ou sinon vers la fin. L’avocat Georges Kiejman, ami de jeunesse de Lebovici, ne se souvient pas d’avoir croisé Gérard Voitey dans l’entourage du producteur. Mais Gérard Voitey s’entiche du personnage de Gérard Lebovici. Il avait voulu devenir notaire par admiration pour le père d’un camarade ? Il va vouloir imiter le producteur assassiné. Le brave notaire, marié bourgeoisement et père de famille, « se lie » avec Floriana, la veuve de Gérard Lebovici. Et puisque Lebovici s’était lancé dans l’édition, Gérard Voitey va se piquer d’édition. Avec un enthousiasme à la mesure de son ignorance de ce milieu et de ses mœurs.

 

L’aventure commence un jour du printemps 1986. Daniel Rondeau, ex-rédacteur en chef des pages « Livres » de Libération et encore tout auréolé du succès de Pourquoi écrivez-vous ?, le hors-série du journal paru l’année précédente, reçoit un coup de fil de Gérard Voitey : « Voilà, j’aimerais monter une maison d’édition, mais je n’y connais rien, alors j’ai pensé à vous. » Daniel Rondeau décline poliment. Voitey rappelle le lendemain : « Acceptez au moins de prendre un café avec moi. » Les deux hommes se rencontrent au bar du Lutetia. Ils se séparent en ayant posé les bases de Quai Voltaire. Gérard Voitey fera preuve du même talent de persuasion avec Patrick Mauriès, critique à Libération, que Daniel Rondeau a proposé pour s’occuper du domaine étranger. « A cette époque, je portais à bout de bras Le Promeneur, la petite revue que j’avais créée, tout seul, en 1981. J’avais envie d’autonomie, et pas de me retrouver dans une structure, raconte Patrick Mauriès. J’ai refusé l’offre de Voitey et, le lendemain, je suis parti en Italie - je travaillais par ailleurs à l’édition italienne de la revue FMR. Voitey m’a retrouvé et rattrapé à Vérone, où il m’a invité à déjeuner. Au dessert, nous avions convenu qu’il financerait ma cellule d’édition, à condition que j’amène des auteurs étrangers à Quai Voltaire. » Le notaire « avait du charme », acquiesce Joëlle Losfeld. « Un charme un peu ombreux, précise Denis Tillinac, il donnait parfois l’impression que son romanesque était construit. »

 

 

« Une usine à gaz »

Les premiers titres paraissent en 1987 : En Russie d’Olivier Rolin, ou Réveillon à Tanger, qui fait (re)découvrir Paul Bowles aux lecteurs français. « Le succès de Quai Voltaire a été aussi fulgurant qu’inattendu, se souvient Daniel Rondeau. Les libraires et la presse nous ont adoptés tout de suite. » L’élégante livrée bleue gauloise des couvertures n’est sans doute pas étrangère à cet engouement : « C’est Floriana qui avait déniché un maquettiste italien, poursuit Daniel Rondeau. Elle était là, dans l’ombre, dès le début, mais je l’ignorais. Gérard Voitey ne me l’a présentée que plusieurs mois plus tard. »

 

Ce rapide succès, dans un milieu où les réputations sont souvent longues à s’établir, va égarer Voitey. Il se met en tête de monter une fédération de petits éditeurs, rachète maison après maison, souvent des canards boiteux. Joëlle Losfeld le rencontre alors qu’il cherche un local pour abriter sa nichée. Elle sera un moment de l’aventure, avant de vite reprendre son indépendance : « Les problèmes de trésorerie étaient récurrents dans le groupe, qui ressemblait plus à une usine à gaz qu’à autre chose. » Isola, la « holding » de Voitey, regroupera des marques comme Londreys, Clancier-Guénaud, Fanval, Lieu Commun, Luneau Ascot… Les pertes s’accumulent. Les dettes se creusent. La stratégie de Gérard Voitey, pour autant qu’il en ait une, laisse perplexe tous les observateurs.

En janvier 1994, malgré des rumeurs grandissantes de difficultés financières, il trouve encore la force de s’emparer de La Table Ronde, achetant pour 6 millions de francs de l’époque 51 % des parts de la maison. C’est le coup de trop. Denis Tillinac, alors P-DG de La Table ronde, et très proche de Jacques Chirac, est averti par la bande que « ça sent le roussi ». Le 2 septembre, Le Monde annonce un probable plan social à Quai Voltaire. Gérard Voitey, dans le déni jusqu’au bout, dément aussitôt. Deux mois plus tard, il se suicide : « Il avait mangé une partie de l’argent des clients de son étude dans ses entreprises éditoriales, explique Denis Tillinac. S’il ne s’était pas tué le vendredi soir, il filait en prison le lundi matin. Sa mort a permis d’étouffer l’affaire, et la Chambre des notaires a versé au pot pour rembourser les clients lésés. » Pour Daniel Rondeau, ce suicide prouve que « c’était un homme d’honneur », mais il s’empresse d’ajouter : « Quand même, mourir pour de l’argent, c’est trop cher payé. »

 

 

« Il rêvait d’une distinction »

Quai Voltaire dépose le bilan le 19 janvier 1995. Un mois après sa mort, il ne restait déjà plus rien du petit « empire » fondé par le notaire. Et Gérard Voitey aura emporté dans la tombe le mystère de son acharnement « irrationnel et enfantin », selon plusieurs témoins, à monter un groupe d’édition, lui qui lisait semble-t-il si peu. « Il cherchait une sorte de reconnaissance », pense Joëlle Losfeld. « Il était très révérencieux envers les gens qui avaient un savoir et un goût littéraire », précise Patrick Mauriès. « Il rêvait d’une distinction dont la littérature était le symbole et l’emblème », renchérit Denis Tillinac. Cet idéalisme imprégnera jusqu’à sa vie privée : après la mort de Floriana, Gérard Voitey se liera avec Anne Wiazemsky : « Elle le fascinait, raconte Denis Tillinac. En plus d’être une belle femme, elle était écrivain, et derrière son épaule, il y avait l’ombre de Mauriac. »

 

Sa fin fut triste et tragique. Un soir de l’automne 1994, alors qu’il rentre à pied chez lui, Patrick Mauriès traverse les jardins du Palais-Royal. Il remarque Gérard Voitey sur un banc, l’air perdu. « Je me suis approché et je lui ai demandé si ça allait. Il m’a répondu que oui. Comme il avait l’air de vouloir rester seul avec lui-même, je l’ai quitté. C’est la dernière image qui me reste de cet homme pour qui j’éprouve une profonde gratitude. Il s’est perdu dans sa folie des grandeurs, mais c’est le premier qui m’a fait confiance. » <

 

(1) Balzac, « Le notaire », dans Les Français peints par eux-mêmes, t 1, Omnibus, 2003.
(2) Le Monde du 8 décembre 1994.
(3) Voir l’épisode précédent de notre « Série noire dans l’édition » dans LH 943, du 1.3.2013, p. 18-21.

 


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