Toute cette aventure a commencé par la rencontre de Jacques Ferrandez, dessinateur et illustrateur né à Alger en 1955, avec Catherine Camus, la fille de l’écrivain, qui veille avec conscience et dévouement sur l’œuvre de son illustre père. C’est elle, en particulier, qui s’est attelée à la mise au net du manuscrit du Premier homme, le roman qu’Albert Camus a laissé inachevé à sa mort, retrouvé dans sa serviette après l’accident de voiture où il a perdu la vie, le 4 janvier 1960. Catherine vit et travaille toujours dans la maison de Lourmarin que Camus avait achetée avec l’argent de son prix Nobel (en 1957), et où il s’était posé. Elle avait aimé les Carnets d’Orient de Ferrandez. Le contact s’est établi, puis est née l’amitié. C’est ainsi que l’artiste a pu adapter graphiquement L’hôte, puis L’étranger, et aujourd’hui Le premier homme (1), "édité" et publié par Catherine Camus en 1994. Enorme succès pour ce texte largement autobiographique, où Camus devient Jacques Cormery.
C’est sa fraternité avec Camus qui constitue le fil rouge du volume de la collection "Traits et portraits", que Ferrandez a écrit pour le Mercure de France. Entre eux, un point commun essentiel, l’Algérie et la "mer natale", la Méditerranée. Même si Ferrandez, contrairement à Camus, n’a guère vécu en Algérie. Son père, médecin, après un attentat au couteau dans le magasin de chaussures que sa famille tenait à Alger, dans le quartier Belcourt, en 1955, a quitté le département pour la métropole dès 1956, et s’est installé à Nice. Jacques, trois mois à l’époque, vit toujours dans ce Sud, non loin. Et il est retourné plusieurs fois en Algérie, sans ce problème relationnel que la plupart des "vrais" pieds-noirs ont avec leur terre d’origine. Cela dit, c’était en 1993, en pleine guerre civile contre les terroristes du GIA. Il est devenu ami avec Boualem Sansal, "l’auteur algérien le plus camusien", ou avec le comédien Fellag, qui a dû quitter son pays en 1990, "sous la menace des islamistes". Tous deux sont présents dans son livre, comme Edmond Charlot, le tout premier éditeur de Camus (Noces, 1939), qui est venu finir sa vie à Pézenas, où il est mort en 2004.
Jacques Ferrandez, dans cet ouvrage d’une grande richesse (un très beau chapitre sur la Syrie, notamment), illustré de documents trouvés lors de la minutieuse enquête qu’il mène pour réaliser chacun de ses livres, et de nombre de ses propres dessins ou croquis préparatoires, se livre et se raconte, "tiraillé entre [ses] deux rives". Il célèbre avant tout la Méditerranée, qu’il a sillonnée, celle de Camus, qui entretenait avec elle une relation charnelle, sensuelle, en communion avec les éléments. L’auteur de Noces ne se voulait pas un intellectuel. D’aucuns, dogmatiques, le lui ont reproché, de même qu’il n’aurait pas "choisi" entre ses deux patries. L’écrivain est mort avant l’indépendance de l’Algérie. "Il faut juger d’alors avec les yeux d’alors", disait Aragon, pour une fois bien inspiré. Jean-Claude Perrier
(1) L’album paraît chez Gallimard le 21 septembre, 184 p., 24,50 euros. Les deux précédents sont parus respectivement en 2009 et 2013 chez le même éditeur.