24 AOÛT - ROMAN France

Certains écrivent pour tuer le père. Michel Schneider, ou plutôt son double littéraire et narrateur de Comme une ombre, c'est pour faire revivre son frère, Bernard, de huit ans son aîné, "un être violent, au visage très doux, avec de grands yeux bruns et des cheveux noirs plaqués aux tempes en longues mèches "en ailes de corbeaux". [...] Un air hidalgo très à la mode dans les années 1950". Que reste-t-il de la vie d'un être mortel, sinon ce dont veulent bien se souvenir ceux qui l'ont connu et aimé ? "Une inscription tombale suffirait : Bernard Forger, 1936-1976." Mais ça ne suffit pas. Les fantômes n'ont pas l'oubli facile. Si vos activités de vivants occultent leur présence, eux se souviennent de vous et réclament leur dû d'amour et de mémoire.

L'écrivain Michel Forger anime une émission musicale à la radio, il passe l'Ouverture de Manfred de Schumann, et c'était comme s'il eût fait tourner les tables, Bernard surgit d'entre les ombres. Il évoque malgré lui, tel un lapsus, ce "frère qu'on aime et qu'on hait", "frère perdu et maudit","frère qui détient à jamais une part de votre vérité". C'est avec Bernard que Michel découvre la musique, pas celle des parents mélomanes, mais le jazz. Le grand frère fait écouter au cadet, au "Fil de fer", au "p'tit con", et une kyrielle d'autres surnoms aussi peu amènes dont il l'affuble, Petite Fleur de Sydney Bechet ; quand Bernard est appelé en Algérie, il lègue à Michel sa collection de disques ; plus tard il lui offre le premier enregistrement en microsillon de l'Adagio d'Albinoni...

Ce n'est pas seulement la musique, mais aussi les films, la piscine, les filles, l'amour, c'est-à-dire le manque, ce pressentiment de la mort, que Bernard fait partager à Michel. La lettre d'une auditrice parvient à l'animateur écrivain : elle parle de la peau de Bernard, son eau de toilette Old Spice et son odeur de tabac... L. fut "la femme que Bernard n'avait jamais cessé d'aimer" et également la maîtresse de Michel, qui ne l'a pas aimée - c'est que L. et Michel aimaient certainement le même homme. Pour démêler l'écheveau de ces amours paradoxales, le narrateur va enquêter, rendre visite à L., aujourd'hui vieille dame retirée, mais aussi revisiter son enfance dans la maison de Melun. Le roman nous entraîne chez les Forger - grande bourgeoisie déclassée, des brasseurs de l'Est ruinés - qui n'ont plus que les livres et la culture en héritage. Sept enfants, dont deux seulement sont de mêmes parents. Le père, Laurent, homosexuel honteux et triste, qui reconnaîtra tous les rejetons de sa femme. La mère, douairière abusivement aimante, d'origine roumaine, jadis grande violoniste mais depuis longtemps alcoolique. Bernard est parti se battre dans les Aurès avec son régiment de paras (sur les assassinats, les viols, la torture, il ne dira rien). Il en ressort vivant, mais, de retour dans le civil, il est mort. La violence de la guerre n'aura pas eu raison de sa violence et de sa propre guerre, intérieures. Il se survit à lui-même pendant vingt ans avant de se tirer une balle dans la poitrine.

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