Lorsque je participais, il y a déjà pas mal d’années, à la commission du ministère de la Culture sur le livre numérique, j’avais suggéré que l’on puisse, d’un clic, passer d’une notice de catalogue de bibliothèque à celle d’une librairie en ligne, et inversement. Je ne méconnaissais pas les obstacles des marchés publics, mais il me semblait intéressant d’envisager les usages du livre comme un continuum et d’explorer de nouveau modes de coopération entre bibliothèques et librairies. Aujourd’hui l’idée est totalement dépassée. Le public de l’Internet n’a plus besoin qu’on lui mâche ce genre de travail et ce sont plutôt les bibliothécaires qui vont chercher dans les grands catalogues de vente en ligne des idées d’acquisition. A chaque métier sa mission, en somme, et aux moteurs de recherche la synthèse. C’est pourquoi je suis étonné de lire dans Livres Hebdo qu’Europeana va peut-être permettre de consulter des pages de livres sous droits et en faciliter l’achat. Je ne suis pas sûr que cette idée, pas plus que la mienne, ait un avenir économique sérieux. Mais, surtout, elle me semble en contradiction avec les orientations affichées par la BnF. En effet, n’y a-t-il pas un paradoxe, bien français, à fustiger les partenariats de numérisation avec de grands opérateurs privés (même pour des ouvrages tombés dans le domaine public) et à transformer une bibliothèque nationale en faire-valoir du commerce, fût-il du livre ? A défendre la construction raisonnée d’une bibliothèque numérique, fidèle aux racines culturelles de l’Europe, tout en concoctant ce qui pourrait vite ressembler à un portail de vente en ligne, forcément soumis au flux chaotique du marché mondialisé ? Ce qui me gêne, ce n’est pas la louable volonté de la BnF d’innover dans le domaine des services, ni son attirance pour l’économie mixte. Non, c’est le double discours ainsi développé, qui ressemble à la maxime « fais ce que je te dis, mais pas … ». D’un côté, une leçon de vertu est donnée aux bibliothèques françaises et à la terre entière au nom d’une certaine exception culturelle, d’un autre côté, on s’engage, de fait, dans une compétition effrénée pour la concentration de toutes les formes d’accès au savoir. Encore une fois, je ne critiquerai certainement pas, sur le fond, les évolutions actuelles de la BnF, car elles tentent légitimement de répondre aux enjeux contradictoires du moment et la BnF fait preuve, en la matière, d’un dynamisme et d’une inventivité sans précédent. Mais il faudrait qu’un établissement aussi exemplaire encourage les autres bibliothèques à faire de même et favorise la diversité des expériences. Il faudrait qu’à l’heure des réseaux et de la décentralisation, sa stratégie n’apparaisse pas seulement comme le désir de ressembler au monopole qu’elle combat.