Ce texte ne pouvait avoir été écrit que par un homme de théâtre, metteur en scène et acteur. Et il appelle de toute sa force une adaptation à la scène, un monologue. Car tout y est centré sur un seul personnage, le jeune Frédéric Queloz, dix-sept ans au début de cette histoire, dont il est aussi le narrateur et la victime.
Frédéric n'est pourtant pas orphelin. Il a une famille "normale", et même envahissante. Paul, le père, un banquier qui, pour sa carrière, doit régulièrement déménager : Paris, Oslo, Berlin, et maintenant Tel-Aviv.
Son fils aîné, au plus fort de sa crise, ne l'appellera que "la Suisse », pays d'où il est originaire. Sa mère, Mathilde, est, elle, française (d'où "la France ») et s'inquiète : Frédéric, s'il aime plutôt bien sa petite soeur, fait une fixation haineuse et paranoïaque sur leur dernier frère, César, qu'il accuse de l'espionner, de le faire passer pour fou parce qu'il parle tout seul dans la rue ou sur la plage.
En fait, Frédéric a un gros problème de communication : il ne comprend un texte que quand il est écrit, ou quand c'est lui qui l'énonce. "Je suis malade de l'écoute », reconnaît-il. Pour le reste, il fait semblant. Il répond à côté, enregistre tout sur son dictaphone, réécoute et analyse ce qu'on a voulu lui dire. Il s'invente des interlocuteurs imaginaires, comme Simon, son copain berlinois, ou encore Theodor Herzl, l'écrivain juif fondateur du sionisme, mort en 1904 ! Il le surnomme Benjamin et l'emmène avec lui dans les rues de Tel-Aviv, capitale de cet Etat d'Israël qu'il adopte bientôt et s'approprie au moyen de sa langue, l'hébreu, qu'il apprend avec ravissement. D'abord parce que l'hébreu s'écrit dans un autre alphabet, et puis de droite à gauche. Manière radicale de rompre avec son passé, avec ces autres pays où on l'a fait vivre, et qu'il n'a pas choisis. Frédéric, désormais, lorsqu'il consent à parler à ses parents, ne le fait qu'en hébreu. La seule autre personne vivante avec qui il communique, c'est madame Lev, une veuve rescapée des camps d'extermination nazis, matricule 34827. C'est une femme pleine de sagesse, juste un peu taquine, en bonne ashkénaze, envers les Masri, leurs voisins séfarades ! De toute façon, tout cela n'a plus guère d'importance, car Frédéric, qui a eu 18 ans depuis, a décidé de quitter sa famille, de partir seul découvrir sa patrie, surtout Jérusalem. Mais il va se rendre compte qu'être majeur ne signifie pas être libre, surtout lorsqu'on souffre de pathologies aussi lourdes.
Denis Lachaud a construit un récit dense et grave, où l'on se perd parfois dans les méandres du cerveau perturbé de son personnage. Mais le sens de la parabole reste clair, qui tourne autour du déracinement, de l'identité, le tout passant par la langue : avec l'apparition de Theodor Herzl, le Juif hongrois né à Vienne et d'expression allemande qui rêva Israël, le peuple du Livre. A la fin, Frédéric se prend pour Herzl, dont le héros de l'un des romans, Altneulang - une utopie sur la Palestine "hébraïque" -, se prénomme justement Frédéric. On deviendrait fou pour moins que ça.