Gouvernement

Françoise Nyssen, ministre des possibles

Françoise Nyssen pendant la cérémonie de passation de pouvoir avec Audrey Azoulay, le 17 mai, au ministère de la Culture. - Photo Olivier Dion

Françoise Nyssen, ministre des possibles

Femme et provinciale, la nouvelle ministre de la Culture a peiné à s’imposer à Saint-Germain-des-Prés. Mais elle cache sous des dehors affables et bienveillants une détermination qui lui a permis de faire d’Actes Sud l’un des acteurs majeurs de l’édition française. Portrait.

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Par Christine Ferrand
Créé le 27.05.2017 à 01h01

En accueillant sur son stand Emmanuel Macron au dernier salon Livre Paris, Françoise Nyssen lui a offert Demain et après…, le livre tiré du film de Cyril Dion et Mélanie Laurent qu’Actes Sud avait récemment édité. Un rendez-vous ? Une carte de visite efficace en tout cas pour résumer ce qui l’anime : une foi inébranlable dans un pragmatisme positif, et la conviction que tout est toujours possible.

Elle ne s’attendait pourtant pas, il y a quinze jours, au coup de téléphone du nouveau président de la République lui proposant le ministère de la Culture. Elle a même commencé par refuser devant la charge de travail et la complication que cela engendrerait pour son entreprise. Puis, partant de l’idée que "cela ne se refuse pas", elle a confié la présidence de la maison à son mari, Jean-Paul Capitani, membre du directoire avec Bertrand Py. Leurs trois filles déjà présentes dans l’entreprise devraient également constituer un appui important. Depuis deux ans, la maison s’est organisée, notamment avec l’embauche d’un directeur général, Olivier Randon, pour préparer une transmission en douceur. Ça tombe bien. Mais plutôt que prendre du champ et un peu de temps pour elle, c’est à "servir la France" que cette femme, dont la douceur cache bien la détermination, veut désormais s’attacher.

Françoise Nyssen en 1985.- Photo ACTES SUD

Rêveuse néo-baba cool

Longue et fine, avec son sage carré blond et ses légères lunettes cerclées, elle ressemble plus à une rêveuse néo-baba cool qu’à un chef de guerre. Pourtant, c’est bien avec la certitude qu’il suffit de vouloir pour faire qu’elle a construit sa maison d’édition et, au-delà, toute sa vie, surprenant toujours tout le monde autour d’elle et imposant in fine son style et ses convictions.

Née à Bruxelles en 1951, Françoise Nyssen entreprend des études scientifiques et prépare un doctorat de biologie moléculaire. Elle l’abandonne finalement pour des études d’urbanisme, plus proches des combats qu’elle mène alors dans des comités de quartiers, contre les promoteurs immobiliers qui mettent à sac la capitale belge. Déjà, elle privilégie "l’action citoyenne" à l’appartenance aux partis politiques. En 1978, après la rupture avec le père de ses deux premiers enfants, elle s’installe à Paris où elle travaille à la Direction de l’architecture, sans y trouver son compte. Du coup, cinq mois plus tard, elle prend ses cliques et ses claques et rejoint son père Hubert Nyssen en Provence. Il vient tout juste de créer, avec sa femme Christine Le Bœuf, une maison d’édition, Actes Sud. Elle lui propose de l’aider.

En mai 2013, Françoise Nyssen invite le bureau du SNE à se réunir à Arles, chez elle. De g. à d. : Francis Esménard, Hervé de La Martinière, Jean-Paul Capitani, Antoine Gallimard, Irène Lindon, Vincent Montagne, Sylvie Marcé, Alain Kouck, Nathalie Jo- Photo ACTES SUD

"J’aime les chiffres"

Même si elle adore lire depuis son plus jeune âge, la scientifique ne se sent pourtant pas très légitime dans le monde de l’écriture et de la littérature. Ce qu’elle préfère, ce sont "les chiffres", précisait-elle en novembre 2016 sur France Culture. "Je trouve qu’ils ne sont jamais là pour sanctionner mais pour accompagner et éclairer."

Elle se consacre tout d’abord à la gestion de la maison d’édition, non sans avoir au préalable suivi une formation ad hoc. Mais la rencontre avec Jean-Paul Capitani, avec qui elle va partager sa vie, change l’ambition que les Nyssen ont pour la maison d’édition et renforce Françoise dans sa certitude que tout est possible. Elle va pouvoir s’épanouir au sein d’une sorte de tribu, famille au sens large, formée des sept enfants du couple et, aujourd’hui, de ses onze petits-enfants, mais aussi des collaborateurs et des auteurs.

Un marteau dans la poche

En 1983, ils installent la maison d’édition au cœur d’Arles, dans une ancienne bâtisse du quartier du Méjean qu’ils aménagent au fil de l’eau. Dans le labyrinthe de couloirs, d’escaliers, de demi-niveaux et de terrasses dominant le Rhône, se mêlent espaces professionnels et privés. Très vite, profitant de l’architecture somptueuse de l’ancienne chapelle attenante, ils créent une association culturelle qui propose concerts, lectures, expositions. Aujourd’hui l’Association du Méjean offre aussi une salle de cinéma, un hammam et un restaurant.

Le corollaire de l’esprit entreprenant du couple, c’est que tout est toujours en constante évolution. Chacun paie de sa personne, mais le confort met du temps à s’installer : pendant des années, à Arles comme à Paris, où Actes Sud se dote également de bureaux, les salariés de la maison ont vu le mari de la présidente, lui-même directeur du développement, arpenter les couloirs en bleu de travail, un marteau dans la poche.

Au fil du temps, l’entreprise grandit sans perdre son identité, jusqu’à devenir l’une des plus importantes de France, avec un catalogue de 11 000 titres. La maison garde toujours un axe fort en littérature étrangère, domaine où elle s’était fait repérer dès le début par ses choix ouverts et exigeants. Salman Rushdie côtoie désormais Paul Auster, Russell Banks, Javier Cercas, Elena Poniatowska, Naguib Mahfouz… A partir de 2004, les prix littéraires viennent régulièrement saluer la qualité de la production française, avec d’abord le prix Goncourt décerné à Laurent Gaudé, pour Le soleil des Scorta. Le succès de la série Millénium permet à Françoise Nyssen de reprendre 95 % du capital de la maison, alors que la rumeur annonçait déjà une cession. Dans la foulée, elle accroît la force de vente qu’elle avait créée dès 1991 et rachète des librairies en difficulté, confirmant par là que la proximité avec les libraires indépendants fait également partie de l’ADN de la maison.

Lorsque, en 2012, le drame frappe le couple Nyssen-Capitani avec le suicide de leur jeune fils Antoine, on s’attend à un repli. Quelques mois plus tard, Actes Sud se porte acquéreur du groupe Flammarion que son actionnaire italien souhaite vendre. Le projet fera long feu et Flammarion passera sous le contrôle de Gallimard, mais l’énergie de Françoise Nyssen laisse ses confrères pantois. Ce sont finalement les éditions Payot-Rivages qu’Actes Sud achète, consolidant cette "galaxie" de petites maisons d’édition constituée au cours des années autour du vaisseau amiral.

330 salariés

Réalisant aujourd’hui un chiffre d’affaires de 76 millions d’euros et employant 320 salariés, Actes Sud n’est surtout pas, à entendre ses responsables, un "groupe" au sens capitaliste. D’ailleurs, si la forme coopérative a un temps sérieusement été étudiée, la direction d’Actes Sud aime souligner que, dans la "galaxie", terme officiellement adoubé par Françoise Nyssen, l’échelle des salaires n’est que de un à cinq.

Mais aujourd’hui, avec Jean-Paul Capitani, son "compagnon de tout", comme elle l’appelle, elle s’enflamme pour un nouveau projet : la conception d’une école telle qu’elle l’aurait rêvée pour son fils dont la sensibilité et l’intelligence précoce ne trouvaient pas à s’épanouir dans l’enseignement traditionnel. Ouverte en 2015 à côté d’Arles, dans un domaine agricole de 120 hectares appartenant à Jean-Paul Capitani, l’école a été baptisée Domaine du possible, en droite ligne avec les valeurs qu’ils prônent depuis toujours. Placée sous le patronage d’Edgar Morin et de Pierre Rabhi, elle compte aujourd’hui une centaine d’élèves de la maternelle à la seconde.

Une heure de méditation

"Ce n’est pas en arrêtant qu’on va y arriver", aime répéter cette femme qui adore les petits matins et qui commence toutes ses journées par une heure de méditation. C’est peut-être le secret de son étonnante vitalité. Présente sur tous les fronts politiques et culturels, capable de soulever des montagnes pour faire libérer des prisons turques son auteure Asli Erdogan, elle est aussi une militante écologiste convaincue, adepte des médecines alternatives et du développement durable. Elle a su insuffler à la maison d’édition un "esprit Actes Sud" fait du partage de valeurs communes : en 2015, pour fêter le Goncourt de Mathias Enard, tout le monde s’est mobilisé pour confectionner le buffet, entièrement bio.

Saluée comme un honneur quasiment personnel par ses collaborateurs, sa nomination a été chaleureusement accueillie dans le monde de l’édition, qui y voit une forme de reconnaissance. Pourtant les grands patrons de l’édition française ont eu du mal à prendre au sérieux celle qui cumulait à leurs yeux deux handicaps, être femme et provinciale. Non sans humour, en 2013, elle a invité chez elle à Arles tout le bureau du Syndicat national de l’édition, histoire de faire comprendre à ses éminents collègues ses choix de vie, et de leur faire goûter son pain… qu’elle tient à faire elle-même. C. F.

"La nomination de Françoise Nyssen est un joli pari"

 

L’économiste de la culture Françoise Benhamou voit dans la nomination de l’ex-présidente d’Actes Sud une opportunité pour réinventer la politique culturelle.

 

Françoise Benhamou - Photo OLIVIER DION

Françoise Benhamou - Le profil de Françoise Nyssen est intéressant pour plusieurs raisons. Le secteur du livre a une place spécifique parmi les disciplines que représente le ministère de la Culture : il est moins dépendant de la puissance publique que d’autres secteurs. Des aides lui sont bien sûr accordées, mais sans commune mesure avec celles que reçoivent le spectacle vivant ou le cinéma. On peut imaginer que Françoise Nyssen saura résister aux clientélismes. Par ailleurs, un ministre, de même qu’un chef d’entreprise, doit porter à la fois une vision et une capacité à traiter des sujets techniques. Françoise Nyssen connaît les problématiques économiques tout en défendant un certain rapport à la littérature. Elle pourra aborder rapidement le choc du numérique et la question des plateformes américaines : Actes Sud possède des librairies, et elle a pu prendre la mesure de la concurrence du commerce électronique. De même, elle connaît la question de la rémunération des auteurs qui se pose non seulement pour les écrivains mais pour la création artistique en général, notamment pour les musiciens avec la montée du streaming. Elle a promu des auteurs étrangers et pas n’importe lesquels ; elle a défendu de fait une politique de la diversité, et c’est un atout qui force le respect. Et puis elle connaît le fonctionnement du système des aides au cinéma. C’est tout simplement une femme de culture.

La nomination de Françoise Nyssen est un joli pari qui sera gagné si elle est accompagnée par ceux qui souhaitent la réinvention de la politique culturelle. Il faut qu’il y ait une proximité de vues avec son directeur de cabinet, Marc Schwartz, ancien médiateur du livre. C’est cet attelage qui doit réussir en jouant sur sa complémentarité. Il va falloir très vite élaborer une nouvelle politique publique de la culture, pas un ensemble de mesures, mais une vision du monde. C’est donc à Marc Schwartz de transformer en mesures, en boîte à outils, la vision qui sera celle de la ministre. Le soutien du président est aussi important. Emmanuel Macron est un homme de culture. La culture tient une place centrale dans son projet, et cela s’est reflété dans l’ordre protocolaire du gouvernement où la culture est placée assez haut [devant le ministère de l’Economie, NDLR].

Il faut, d’un côté, qu’elle parvienne à coopérer le plus étroitement possible avec le ministère de l’Education en vue de créer une nouvelle politique inclusive. Mais aussi qu’elle porte au niveau européen les enjeux culturels français, sans apparaître pour autant passéiste. Elle sera également confrontée aux défis de l’audiovisuel, notamment de son financement : quelle place pour la publicité sur les chaînes publiques ? Comment doit évoluer le financement du cinéma face à la transformation du modèle économique de Canal+ ?

Propos recueillis par Isabel Contreras

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