Lundi 11 mars, Delphine de Vigan était l'invitée principale de la matinale de France Inter. Forte de ses audiences records, la station cultive un peu plus sa différence en ouvrant la semaine avec une écrivaine à succès plutôt qu'avec un décideur politique, économique ou social. En février, Erik Orsenna était venu parler des bibliothèques. La gratitude des auditeurs pour ces choix littéraires ne se dément pas au fil de leurs appels. Le livre « innerve » France Inter, comme l'explique Laurence Bloch, directrice de la station depuis 2014 (voir p. 26). Et avec lui, l'antenne publique n'a jamais été autant écoutée. Elle s'en amuse : « Quand on a obtenu ce score, qui ne s'est jamais vu dans l'histoire de cette radio, beaucoup de gens m'ont dit: "Ah c'est dommage, tu es à 0,1 point de RTL !" »
Moment de grâce
Comment expliquer le succès de cette osmose avec le livre ? Pour son interview de 7 h 45, la plus écoutée de France, Léa Salamé considère avant tout qu'il faut surprendre. « C'est un plaisir et une fierté de pouvoir faire deux pas de côté chaque semaine, avec des artistes ou des témoins », explique la journaliste, qui garde un souvenir très fort du passage de Rachel Jedinak pour Nous étions seulement des enfants (Fayard). Un « moment de grâce » partagé avec les auditeurs, se félicite-t-elle. « Mais il ne suffit pas qu'un auteur passe à la matinale ou dans une autre émission pour que ses ventes augmentent. Il faut aussi qu'il -réussisse sa prestation », rappelle Léa Salamé.
Emmanuel Khérad (« La librairie francophone », 3 millions d'auditeurs en radio et numérique), va chercher « des auditeurs qui ne lisent pas forcément. Nos débats doivent s'adresser au plus grand nombre. Et peut-être que cela les incitera à acheter un livre », espère-t-il. Selon lui, « la force de France Inter est d'avoir intégré le livre partout ». Symptomatiquement, certains animateurs (François-Régis Gaudry, Mathieu Vidard) ou chroniqueurs (Christophe André, Baptiste Beaulieu) sont aussi eux-mêmes auteurs.
« Aucune radio généraliste ne met autant en avant le livre que France Inter », souligne Augustin Trapenard (« Boomerang »), premier intervieweur culturel distingué par le prix Philippe-Caloni, qui observe que l'éclectisme de la station ne se retrouve « nulle part ailleurs ». Et de citer « Nagui pour la culture populaire, Antoine de Caunes pour la pop culture, Laure Adler pour les idées ou Laurent Goumarre pour la prescription ». Autant de programmateurs et d'émissions complémentaires, qui doivent parfois s'arracher certains invités.
Tous partagent l'amour du livre. Au point qu'en librairie, « entendu à la radio » pourrait devenir plus vendeur que le « vu à la télé ». « Ces deux dernières années, avec la baisse d'"On n'est pas couché" , il n'y a plus beaucoup d'endroits à part France Inter et "La grande librairie" où il y a de la place pour la prescription», analyse Léa Salamé.
La parole aux artistes
Pour Augustin Trapenard, « la vocation d'une émission culturelle n'est pas de vendre un bien mais de donner la parole aux artistes. La culture peut être considérée comme "excluante". Aussi je préfère parler des cultures plutôt que de la Culture, d'interroger toutes les littératures, de Marc Levy à Pierre Guyotat. » Pour Emmanuel Khérad également, il s'agit, à l'antenne, de « panacher des têtes d'affiche et des découvertes ».
Cette stratégie, payante en termes d'audience, se décline également hors antenne. On connaît le pouvoir prescripteur du prix du Livre Inter : la moitié des ventes du lauréat 2018, Fief de David Lopez (Seuil), ont été réalisées après sa proclamation. Le prix célèbre ses 45 ans cette année avec, pour la première fois, un président du jury venu de la bande dessinée, Riad Sattouf. Depuis 2017, deux autres prix ont été créés en littérature étrangère et en bande dessinée. Avec le festival Radio France fête le livre, qui rassemble en novembre 120 auteurs en dédicaces, et les éditions de Radio France (Un été avec Homère, coédité avec Les Equateurs, s'est vendu à 160 000 exemplaires), l'entreprise est bien devenue « un média global », comme le décrit Emmanuel Khérad. Depuis le 10 mars, il présente « La librairie francophone » dans une émission créée pour TV5 Monde, RTS, RTBF et Radio Canada.
Avec les contraintes budgétaires imposées aux groupes de médias publics, Laurence Bloch sait que « fabriquer des programmes originaux devient plus compliqué ». Pour elle, « il faut donc faire des choix ou aller chercher des partenaires » pour continuer de faire rayonner France Inter. Un enjeu qui concerne également le livre puisque, selon un récent sondage, France Inter, France Culture et France Info sont les trois radios qui incitent le plus à lire. Par ailleurs, dans la consultation citoyenne sur « Ma télé Ma Radio demain », les répondants ont plébiscité une culture accessible et enrichissante. « Or ce n'est pas ce que leur offre la télé », tacle Laurence Bloch.
Laurence Bloch: "Un esprit, un ton, une griffe"
Dans son vaste bureau où les livres s'accumulent un peu partout, la directrice de France Inter, Laurence Bloch, admet qu'elle n'a « pas le temps de tous les lire » et que « ce sera pour [sa] retraite ». Mais elle explique surtout pourquoi et comment elle les a placés au cœur de sa stratégie de programmation pour la station. _ propos recueillis par Vincy Thomas
Livres Hebdo : France Inter, deuxième radio de France, comment l'expliquez-vous ?
Laurence Bloch : C'est stimulant et cela prouve que nous ne nous sommes pas trompés. Nous avons fait en 2014 le pari d'une grande chaîne populaire et culturelle. Le fait que nous rassemblions autant d'auditeurs avec des programmes éclectiques, exigeants et parfois savants, est extrêmement réconfortant.
France Inter, c'est toujours la différence ?
L. B. : Les gens se retrouvent dans une famille. Il y a un esprit, un ton, une griffe. C'est comme une maison de couture, c'est un travail d'artisan, ce n'est pas de la grande distribution de contenus. Quand on écoute France Inter, il y a une cohérence dans l'écriture radiophonique, dans la manière de voir le monde, qui peut aussi énerver. Mais que ce soit Augustin Trapenard, Laure Adler, Emmanuel Khérad ou Nagui, ils sont impliqués dans l'émission qu'ils font, ils sont curieux, joyeux et bien dans leur époque.
C'est aussi une continuité. La grille a peu changé.
L. B. : Comme ça marchait, nous n'avons pas bougé grand-chose hormis les deux tranches d'info en 2017. Je me pose beaucoup de questions sur la prochaine rentrée. Je veux plutôt aménager que changer. S'il n'y a pas d'événements extérieurs, 80 % de la grille restera intacte. Mais les auditeurs ont besoin d'avoir des choses qui les surprennent et qui les concernent.
Votre auditoire a aussi rajeuni.
L. B. : Nous avons gagné 400 000 auditeurs dans la tranche d'âge 35-49 ans, qui est la cible de la station. Nous les avons séduits parce que nous avons introduit de l'humour et que nous avons mis à l'antenne toute une nouvelle génération. Nous disséminons aussi beaucoup cette radio filmée sur les réseaux sociaux.
Vous disséminez également le livre un peu partout dans la grille.
L. B. : Nous avons énormément d'auteurs invités, toutes émissions confondues. Nous demandons au 7-9 de recevoir des écrivains. La singularité de la matinale est de s'ouvrir à la littérature, aux arts et aux idées. Nous devons rester une radio de l'offre avec des choix éditoriaux assumés et nous devons rendre la culture audible, accessible et désirable. C'est un facteur de richesse qu'il faut défendre. Et, selon moi, pour dire l'état du monde, je pense que rien ne vaut un écrivain et un roman.
Quelles sont les règles en matière d'invités ?
L. B. : Les invités qui sont dans l'actualité passent au maximum trois fois. Evidemment, pendant la rentrée littéraire, tout le monde veut les mêmes auteurs. Ce sont un peu des batailles d'ego.
Qui arbitre ?
L. B. : C'est la direction, avec deux critères : les carrefours d'audience parce que c'est très important pour une chaîne généraliste d'être fédératrice. Mais il faut aussi donner le sentiment à tous les producteurs que leurs émissions apportent quelque chose de singulier. Donc, de temps en temps, la primeur d'un invité important va à une émission de soirée ou de week-end. Je fais très attention à ce qu'il y ait parfois un petit accroc dans le principe de priorité au 7-10.
Mais vous avez conscience du pouvoir prescripteur de chacun ?
L. B. : Il y a une puissance de prescription parce que nos auditeurs nous font confiance. Ils savent que les talents de la chaîne aiment le livre et les idées, de Nicolas Demorand à Kathleen Evin. C'est un assortiment de producteurs qui reflètent un large spectre de l'écrit.
Vous êtes comme une éditrice finalement ?
L. B. : Absolument !
Une éditrice qui a ses propres prix littéraires...
L. B. : Oui. Il y a le prix du Livre Inter. Prescripteur, il repère de jeunes auteurs, comme David Lopez. Puis on a le prix du Livre étranger avec Le JDD, parce que l'un des marqueurs de la chaîne, c'est l'international. Pour affirmer le fait que la culture nous intéresse et que l'avenir du monde nous concerne, nous avons créé ce prix il y a trois ans. Nous commençons à sentir ce qu'il peut être. Après Hisham Matar [La terre qui les sépare, Gallimard] et Paul Auster, qui n'avait pas besoin de nous, nous sommes tombés exactement où il fallait avec L'empreinte d'Alexandria Marzano-Lesnevich [Sonatine]. Nous avons primé un livre qui n'aurait pas trouvé son chemin vers les lecteurs sans le prix. Celui-là est imposé à Augustin Trapenard, il n'a pas le choix !
Et vous vous diversifiez, notamment avec ce nouveau prix de la BD avec la Fnac.
L. B. : Avec l'arrivée d'Antoine de Caunes, j'ai été convaincue par un prix de la Bande dessinée. Tout une nouvelle génération d'auditeurs lit des romans graphiques, des albums de BD. C'est aussi pour cela que nous avons lancé en 2017 « Popopop », qui parle de 9e art, de science-fiction ou de séries.
Pourriez-vous développer autrement ces genres mal représentés dans les médias ?
L. B. : Nous sommes en train de travailler sur des adaptations radiophoniques de BD et de SF, sur des formats courts et quotidiens, que nous éditerions en livre audio.
Et pour la jeunesse, vous avez lancé à la rentrée le podcast « Oli ».
L. B. : Les podcasts font du succès sur les émissions de stock et d'humour. Ensuite, ce sont les chroniques et les émissions qui apprennent en s'amusant, le gai savoir. J'espère qu'on va pouvoir lancer un podcast natif sur le genre. « Oli », qui est dans l'esprit d'Inter, est numéro un sur iTunes. Nous venons d'atteindre le million de téléchargements. Il faut qu'on le valorise davantage. Nous allons même chercher à l'éditer avec un livre illustré.
Vous avez un éditeur ?
L. B. : Secret industriel.
Un éditeur auquel vous êtes fidèle, c'est Les Equateurs.
L. B. : Les ventes d'Un été avec Homère m'ont enchantée pendant tout l'été. On ne cherche pas forcément à faire de cartons. Il y avait La Fontaine à 7 h 55 et Homère le samedi. Et c'est celui qui était moins exposé qui a séduit le plus de lecteurs. On voit alors notre puissance prescriptrice. Cela explique pourquoi beaucoup d'éditeurs viennent frapper à ma porte. Mais « Un été avec », c'est Olivier Frébourg et Les Equateurs. Avec les autres, nous pouvons faire quelque chose, mais pas ça.
Quelle sera la série de cet été ?
L. B. : Cela devrait être Antoine Compagnon et Pascal.
Cette diversification va-t-elle aller plus loin ?
L. B. : Nous réfléchissons par exemple à développer des cycles de conférences sur le modèle de celles de « Grand bien vous fasse », qui attire un public dont 40 % n'est pas auditeur d'Inter. Le prochain cycle, mais je ne peux pas vous en dire plus, pourrait être autour du livre, avec un producteur emblématique de la chaîne et un invité charismatique.
Côté festivals, vous voulez aussi être plus présents dans le livre ?
L. B. : En dehors de Livre Paris, je voudrais que nous soyons sur deux salons dans l'année. Nous ne faisions que Le Livre sur la Place à Nancy, mais j'aimerais en faire un autre.
Cela fait de France Inter une marque presque multisupport.
L. B. : Toutes ces déclinaisons - le week-end du livre, les livres de François-Régis Gaudry [chez Marabout] qui sont traduits aux Etats-Unis et au -Japon, le prochain livre de Guillaume Gallienne fin mars - donnent de la puissance. Cela fait comme une caisse de -résonance qui porte les programmes radios, et le livre est au centre de tout ça. Ce sont des cercles concentriques qui se renforcent les uns les autres.
Comment voyez-vous la radio de demain ?
L. B. : Ce qui nourrit aujourd'hui l'espace digital, ce sont les émissions de l'antenne. Mais il y a ce nouveau marché des podcasts avec Sybel, Magellan, Amazon ou Apple. J'ignore comment ils vont faire trembler le marché. Mais personne ne le sait, au fond.