Dur, dur de ne se résumer qu’à une croix ! Au surplus, une croix inscrite sur un calendrier dans les toilettes ! La date d’anniversaire du pianiste Gérard Legrand est aussi celle de sa mort. Disparu depuis dix ans, le virtuose du clavier fait encore l’objet d’un rituel qui enquiquine en vérité tout le monde, à commencer par son cadet, Frank, et l’épouse de ce dernier, sa bru, qui ne l’a jamais connu. Chaque année, Olga, son ex-femme, aperçue en compagnie d’un homme avant son fatal accident de la circulation, se croit dans la coupable obligation de célébrer la mémoire du père de ses deux enfants. Feu le narrateur d’Un homme par ouï-dire de Willem Jan Otten se raconte, ou plutôt se reconstruit tel un puzzle à travers l’esprit des différents acteurs qui occupèrent la scène du drame de sa vie.
La "voix off" relate ses deux années d’adultère avec Danielle, dite Belle, violoniste de vingt ans sa cadette. Et dit comment dans l’au-delà lui manquera toujours la sensation de ses doigts sur le clavier et sur les corps. Gérard Legrand était un grand sensuel, un synesthésique qui, chez le génie de la fugue, voyait encore un appel à l’hédonisme : "Quiconque se montre capable, à l’instar de Bach, de penser sur un mode polyphonique fait l’amour ; et quiconque laisse, à l’instar de Bach, ses voix se multiplier et se poursuivre l’une l’autre connaît la panique que procure le désir, réflexion stupéfiante de deux miroirs se faisant face." Un homme par ouï-dire est un récit de petites menteries d’amant et de frustration de n’en être plus. C’est une prosopopée drolatique qui, par son ton d’ironie détachée, titille en vérité les questions de l’identité et de la trace qu’on laisse parmi les survivants. Quand on sait l’aphorisme de Cioran : "Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait jamais fait renoncer personne à avoir une vie", on ne peut que trembler devant l’idée de vivre en direct ces multiples biographies réécrites par la subjectivité de ses proches. S. J. R.