Pas si simple d’acheter des livres numériques aujourd’hui. Même pour des internautes chevronnés, que la technologie ne rebute pas et qui sont avides de lecture numérique. C’est ce que montre une enquête que vient de réaliser le Médialab de Sciences po pour le Motif, l’observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France, sur les « Pratiques de lecture et d’achat de livres numériques » (1), dont nous livrons ici les principaux résultats en exclusivité. Elle se distingue des nombreux sondages et études sur la lecture numérique par son approche qualitative : les sociologues sont allés voir ce qui se passe derrière l’écran. «Nous ne prétendons pas être représentatifs, car ce marché est trop restreint et évolutif pour que l’on puisse vraiment l’être. Mais nous étudions une population précise et ses pratiques », souligne Dominique Boullier, professeur des universités en sociologie, coordinateur scientifique du Médialab de Sciences Po et auteur de l’enquête avec Maxime Crépel, sociologue et chargé d’études au Médialab. Ils ont donc travaillé auprès d’« adopteurs précoces », une expression qui désigne cette catégorie de la population qui est la première à utiliser une innovation technologique.
Même ces convaincus de la première heure, grands lecteurs par ailleurs, peuvent être dissuadés par le prix des livres numériques, par la présence de DRM, l’absence de certains formats, l’impossibilité de télécharger le fichier… (voir le graphique ci-dessous). Et si 29 % des personnes interrogées disent ne pas avoir rencontré de difficultés sur une plateforme de vente de livres numériques, la grande majorité s’est heurtée à la difficulté de trouver une information ou un livre, à des problèmes de transfert ou de téléchargement, ou encore de mise en forme du texte, de compatibilité des fichiers… D’où la conclusion des sociologues : « Avec une chaîne de traitement commercial (depuis l’orientation dans le catalogue jusqu’à la lecture sur son terminal en passant par le paiement) aussi complexe et peu lisible, il n’y a guère de chance pour que l’ebook gagne la majorité précoce », c’est-à-dire pour que le marché s’étende au-delà de ces adopteurs précoces. Mais, « dans le même temps, il faut noter à quel point la phase que nous observons n’est en fait que le début de l’innovation, puisque, comme le montre l’enquête, les lecteurs lisent les mêmes genres et les mêmes types de livres qu’ils lisaient sur papier auparavant », notent les auteurs.
Equipées de liseuses, de tablettes, de smartphones, d’ordinateurs, cumulant parfois les supports de lecture, les personnes interrogées (726 questionnaires sur Internet et 44 entretiens) n’ont pas totalement migré vers le numérique. Elles partagent leurs lectures entre papier et numérique à peu près équitablement et restent attachées au papier. Lorsqu’elles lisent un livre numérique, c’est sur un seul support, sans va-et-vient entre les appareils. En ce qui concerne le gratuit, ces adopteurs précoces n’envoient pas de signal alarmant aux éditeurs et aux libraires. « La gratuité apparaît comme une complémentarité à une offre payante », souligne Maxime Crépel. Mais ils échangent et prêtent peu leurs livres numériques : les DRM ou les problèmes de transfert et de compatibilité des fichiers agissent comme un frein et, « paradoxalement, le peu de circulation du livre numérique se fait sur support physique. On prête ou on offre une clé USB, par exemple… », relève Maxime Crépel.
«Geeks-bidouilleurs».
Comment choisissent-ils les plateformes sur lesquelles ils se fournissent en livres numériques ? Les comportements sont très variés. Mais, à côté des « geeks-bidouilleurs » ou des lecteurs qui souhaitent conserver une liberté d’exploration, beaucoup sont séduits par les systèmes fermés avec prise en charge totale comme Amazon ou Apple. Ce ne sont pourtant pas l’expérience ou la compétence technique qui manquent à ces adopteurs précoces : ils ont testé les différentes options possibles, ont comparé les mérites et les inconvénients… Et font « un choix délibéré en faveur d’un confort pour restituer la continuité de l’expérience. On finit ainsi par habiter le monde d’Apple ou celui d’Amazon, et le gain cognitif obtenu vaut bien la perte de la liberté d’exploration dans un monde trop instable ». <
(1) « Pratiques de lecture et d’achat de livres numériques » par Dominique Boullier et Maxime Crépel, avec la collaboration d’Audrey Lohard et Antoine Jardin, rélisée pour le Motif, janvier 2013, consultable sur www.lemotif.com.
Dominique Boullier : "Le libraire va devenir un community manager"
Seules une plus grande fluidité et une expérimentation tous azimuts permettront de développer le marché numérique, estime le sociologue.
"Les clients sont toujours preneurs d’innovations"
Saisonnalité des achats, sommes consacrées, types d’acheteurs… Tour d’horizon des observations des libraires numériques.
L’achat de livres numériques peut permettre assez facilement aux libraires en ligne d’analyser les comportements de leurs clients. Encore faut-il avoir les outils et prendre le temps de les manier, ce que tous ne font pas. « Les choix de titres des acheteurs du numérique ne sont pas si différents que ça de ceux des acheteurs du papier, relève Hadrien Gardeur, cofondateur du site Feedbooks.com. Ils seraient encore plus proches si les fonds de catalogues numériques étaient plus fournis… » Mais, à La Procure, François Maillot a noté que les acquéreurs de la liseuse Bookeen commençaient par télécharger des titres gratuits, comme pour se familiariser avec cet univers.
Comme dans le papier, il existe des lecteurs numériques fidèles. « Il y a des gens qui ont déjà dépensé des milliers d’euros chez nous depuis la création en mars 2010 », souligne Amélie Rétorré, directrice du développement d’Izneo. « Et nous avons un fort parc de lecteurs dans la communauté francophone hors de France, Belgique et Suisse, qui n’ont pas accès aux titres papier. »« Plus de 50 % de nos ventes se font via un mobile, rappelle Hadrien Gardeur. Mais les achats moyens sont plus élevés si quelqu’un achète depuis un ordinateur que depuis un mobile. » Stéphane Michalon, fondateur d’ePagine.fr, remarque aussi une certaine étanchéité entre les achats papier et numériques : « Sur le site, on voit très rarement des gens mêler achats papier et numériques, même si on propose cette fonction. On ne met pas dans le même panier le livre numérique que l’on reçoit immédiatement et le livre papier que l’on reçoit 48 heures plus tard. »
Parmi les lecteurs, Hadrien Gardeur explique que « les lecteurs de fantasy viennent toutes les semaines ou toutes les deux semaines. En littérature, c’est plus saisonnier, moins régulier ». Comme le souligne Elisa Boulard, responsable commerciale d’Immateriel.fr, « une certaine catégorie de lecteurs, amateurs de SF et de fantasy, sont à l’affût des promotions et nouveautés, s’avertissent sur les forums. Lors de l’opération 300K de Bragelonne, en janvier, certains étaient connectés dès minuit une, se sont rués sur la promotion comme si le stock était limité et ont rempli des paniers de 30 titres parce que ce n’était pas cher. »
L’avantage des systèmes fermés
Achat ou location ? Sur Izneo, « les usages se répartissent équitablement entre la location (40 %) et l’achat (60 %), expose Amélie Rétorré. En revanche, les gens louent des séries pour explorer, découvrir, et achètent les séries stars, moins risquées éditorialement, qu’il faut avoir lues et avoir dans sa collection. Et aucun titre du Top 20 des achats ne se retrouve dans le Top 20 des abonnements. »
Mais si les pratiques des internautes varient d’une plateforme à l’autre, en fonction de l’offre éditoriale, de la navigation, des fonctionnalités, Stéphane Michalon estime que « les clients sont toujours preneurs d’innovations. Nous avons par exemple ajouté la possibilité d’offrir un livre numérique, et ça marche très bien ». Autre point commun : les questions sur le service après-vente concernent invariablement les DRM. «C’est l’avantage des systèmes fermés comme Amazon ou Apple, où l’on ne voit ni les DRM ni les formats, rappelle Elisa Boulard. Il faudrait que tout ça soit plus simple pour les libraires… »