"Il est parfois utile de considérer sa propre vie avec les yeux d’un archéologue. Que de choses peut contenir la mémoire d’un seul être humain !" Beaucoup, surtout quand il s’agit de celle de Ludmila Oulitskaïa. Née en Bachkirie en 1943, l’écrivaine russe a clairement appris la leçon de ses aïeux : suivre sa voie. Elle est admirée dans le monde entier pour sa personnalité engagée, mais avant tout pour ses nouvelles, ses pièces de théâtre et ses romans. Habituellement, cette femme pudique ne dévoile rien de son intimité. Mais le sablier a fini par dicter ce récit énergique, poétique et touchant. Elle s’y livre sans fard, avec l’art de nous raconter une histoire qui est la sienne.
Loin d’un autoportrait classique, l’auteure livre un "bric-à-brac" de souvenirs, de pensées ou de rencontres. On le lit un peu comme on ouvre une vieille boîte à chaussures pour saisir des fragments de soi. "Moi la bohème raisonnable, je suis la dernière Juive d’une famille assimilée", écrit-elle, décrivant sa lignée aussi savoureusement que les personnages de ses romans tels, Sonietchka ou Mensonges de femmes. Son album de famille épouse "ce pays d’églises détruites, de manoirs incendiés et de bibliothèques transformées en bois de chauffage". La Russie d’hier et d’aujourd’hui a vécu sous le sceau de la Révolution, des "peines de camp" et de la peur. "On a honte de vivre dans notre grand pays", écrit Ludmila Oulitskaïa qui y est pourtant férocement attachée. Cela ne l’empêche pas de critiquer fermement Poutine ou plusieurs aberrations du régime.
"L’atmosphère étouffante de la vie soviétique était insupportable. Il y avait quelques bouffées d’air pur", comme la famille, les amis ou les rencontres qui l’ont forgée. Le mot "créativité" n’existe pas en russe mais, pourtant, Ludmila n’a cessé de le côtoyer à travers son œuvre ou celle de son mari, artiste. Destinée à devenir biologiste, comme sa mère, elle s’est prise de passion pour la génétique. Mais vers l’âge de 50 ans, elle cède au désir de se consacrer pleinement à l’écriture. Pasternak, Nabokov, Mandelstam ou Joyce ont formé son panthéon. "La lecture est une explosion. C’est le langage qui crée le monde." Le sien se compose de personnages issus de la vie de tous les jours. Ils sont servis par une prose vivace, picturale et humaniste, dont elle fait également preuve ici.
Ses instantanés en disent long sur sa vie et sur ses "réflexions à bâtons rompus". Brusquement, au détour d’une page, elle nous annonce son cancer, comme Modiano évoquait la mort de son frère, en quelques mots seulement. Mais là aussi, point de lamento, juste l’envie de saisir la force et la beauté de l’existence. Dans ce livre intense, Ludmila Oulitskaïa porte sur la vie un regard lumineux, délicat et apaisé. "La littérature contemporaine apporte sa modeste contribution à ce travail de prise de conscience du monde et de soi-même." Kerenn Elkaïm