Sur ce sentiment lourd de fin de siècle, cet entêtant parfum de décomposition française, Michel Winock n’hésite pas à apposer le nom grave de décadence. Il cherche surtout à comprendre pourquoi entre 1885 et 1898, juste avant ce que l’on nommera, après la Première Guerre mondiale, la Belle Epoque, la France a cultivé avec insistance ces fleurs vénéneuses semées par Baudelaire.
Certes, l’historien trouve quelques explications. Il pointe le ralentissement démographique, l’accélération de la technologie, le changement imposé par la révolution industrielle, la peur des immigrés, des francs-maçons, des foules, la hantise de la race, le recul de l’Eglise, la progression de la syphilis, les ravages du phylloxéra ou le marasme après la banqueroute de l’Union générale, qui fait passer la France de la deuxième à la quatrième puissance économique mondiale.
Mais tous ces éléments concrets n’auraient pas eu un poids aussi important si une catégorie de citoyens n’avaient relayé ces inquiétudes réelles ou imaginaires et n’avaient exhibé leurs flétrissures sur le grand air de la "décadanse" : les écrivains.
Michel Winock les connaît bien, ceux qu’on ne nommait pas avant l’affaire Dreyfus les intellectuels. Il leur a consacré Les voix de la liberté (Seuil, 2001) et Le siècle des intellectuels (Seuil, 1997, Points, 2015). Cette Décadence fin de siècle vient compléter le tableau et faire la jointure entre ces deux périodes.
Parmi ces prédicateurs de la déliquescence, citons Léon Bloy en démolisseur en chef, Barbey d’Aurevilly en dandy monarchiste du déclin fatal, Huysmans avec sa haine du siècle, ou Barrès et son nationalisme en bandoulière. Tous ont apporté leur pierre à l’édification d’un malaise dans l’opinion. Ils avaient même une revue, Décadence, et un cabaret, Le Chat noir, où l’on déclamait sa tristesse en buvant un coup à un avenir si peu radieux. "Brusquement, vers 1885, l’idée de décadence entra dans la littérature française", note Remy de Gourmont. Avec elle le courant apocalyptique emporte les dernières résignations du naturalisme à la Zola. Même Eros est décadent. Et ne parlons pas de Thanatos.
"L’optimisme républicain n’est pas le lot des écrivains "fin de siècle"", constate l’historien. Des obsèques triomphales de Victor Hugo à l’incendie du Bazar de la Charité qui fit une centaine de morts dans la haute société catholique, Michel Winock dessine une France tiraillée entre la République laïque, l’offensive catholique, l’antisémitisme de Drumont, le boulangisme ou le socialisme de Jaurès.
Michel Winock raconte tout cela d’une plume élégante. On sent bien qu’il regarde toujours un peu le présent en observant le passé. Aujourd’hui les prophètes du déclin se drapent souvent dans la toge des philosophes. A l’époque, certains avaient au moins la fantaisie d’observer la soi-disant chute de la maison France dans la légèreté des calembours du Chat noir ou du "merdre" du Père Ubu. S’il y avait une leçon à tirer de ce livre captivant, ce serait bien que le pessimisme n’est vraiment soluble que dans la fantaisie et le renouveau. Laurent Lemire