Ceux qui pensaient voir Jacques Ferrandez tourner la page de l'Algérie, où il est né en 1955, après les dix volumes de sa série emblématique Carnets d'Orient, bouclée en 2009, en seront pour leurs frais. En adaptant le passionnant polar du psychanalyste, écrivain et cinéaste Maurice Attia, Alger la noire (Actes Sud, "Babel noir", 2006), le dessinateur saute une nouvelle fois à pieds joints dans le chaudron algérien. En déployant tous ses moyens - efficacité du découpage et des cadrages, profondeur du dessin, chaleur des couleurs... -, il le saisit même au paroxysme de ses tensions.

L'action se déroule en effet pour l'essentiel à Alger entre janvier et mars 1962, à quelques semaines de l'indépendance du pays, dont on fête cette année le cinquantenaire. Au départ, il y a la découverte sur une plage de deux jeunes assassinés, un Arabe et une Blanche entièrement dénudés et installés dans la position du missionnaire, le sigle de l'OAS gravé à même la chair sur le dos du garçon. Une configuration trop évidente pour être crédible. Le jeune inspecteur de la PJ Paco Martinez va s'attacher à en dénouer les fils très emmêlés avec une ténacité qui apparaît de plus en plus désespérée à mesure que le climat politique et sécuritaire se dégrade.

Car dans un Alger désormais en proie à la folie, les affrontements, les attentats, les enlèvements et les règlements de compte tous azimuts se multiplient dans la plus grande confusion à l'initiative des miliciens de l'OAS, des barbouzes gaullistes ou du FLN sous les yeux d'une police et d'une armée passablement désorganisées. Au travers d'une fascinante théorie de personnages - flics plus ou moins honnêtes, entrepreneurs, commerçants, étudiants égarés, prostituées, militaires à la dérive, retraités déboussolés - dont il a l'art de restituer l'essentiel, Jacques Ferrandez donne non seulement à voir toute la complexité de la situation, mais il dresse plus largement le portrait foisonnant de tout un pays au bord du basculement.