Une vie révoltée. « Je te maudis. Tu entends ? Je te maudis ! » Même si on ne s'entend plus bien avec son père, ça secoue ! C'était faux, évidemment. Comme toutes les postures qu'on se donne après un événement traumatique, comme celui de ce Nouvel An 1940 à Bordeaux. Voilà pourquoi des décennies plus tard, Daniel Cordier (1920-2020) a voulu donner pour titre à ses mémoires inédits « Une vie pour rien ». Mais il y a quelque chose de douloureux dans ce « rétro-chaos », de sincère et de touchant dans cette lucidité envers soi-même. Issu d'une famille maurrassienne et antisémite, lecteur de L'Action française et de Thierry Maulnier, le jeune Cordier choisit d'être parmi les premiers volontaires pour rejoindre Londres après l'appel du 18 juin pour combattre les Allemands. Il a beau considérer son passé comme « le dépotoir de [ses] échecs », il sera gaulliste de 1940 à 1946, secrétaire de Jean Moulin pendant onze mois, et révolté par la suite. « Je n'accepte que l'autorité que je choisis. Cette règle a fait de moi, sinon un marginal, du moins un solitaire rejetant le fatras du passé pour courir vers l'avenir. » Mais à la lecture du dernier tome de ses souvenirs, qui fait d'une certaine manière la synthèse des trois premiers, on est saisi par cette modestie qui confine parfois à l'autodénigrement. « Et pourtant, nous n'étions rien », écrit-il à propos de la poignée de FFL à Londres. Mais ce petit quelque chose a suffi à changer la donne. On pense à la phrase de Malraux dans Les conquérants : « J'ai appris qu'une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. » Cette vie vagabonde, elle s'anime pour Cordier à travers les admirations et les amitiés. De Gaulle, bien sûr, Moulin, Raymond Aron, Stéphane Hessel, Georges Bidault, Dubuffet, Michaux. Ajoutons la découverte des Nourritures terrestres de Gide et d'Une saison en enfer de Rimbaud. « J'écris mes souvenirs non pour refaire ma vie, mais pour la comprendre. »
Dans ce texte pudique et hardi auquel il travaillait avant la publication des trois premiers volumes d'Alias Caracalla (Gallimard, 2009, 2021, 2024), Daniel Cordier se montre acteur et témoin. L'historienne Bénédicte Vergez-Chaignon a préfacé, établi et annoté ce texte qui explique comment le résistant, l'amateur d'art puis le galeriste est devenu historien de la Résistance par accident, après un débat houleux à propos de Jean Moulin dans l'émission « Les dossiers de l'écran » en 1977 à laquelle il participait. La charge contre celui qu'on appelait Max ou Rex dans la clandestinité aura sa réponse dans les trois volumes de Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon (Lattès, 1989 et 1993) et dans Jean Moulin, la République des catacombes (Gallimard, 1999). Cette existence « vécue aux hasards des circonstances et des caprices » est désormais indissociable de celle du préfet héroïque et leur premier échange à Lyon en 1942 pourrait servir d'illustration de toute la vie de Cordier : « Avez-vous fait bon voyage ? Je dirais que oui. »
Rétro-chaos. Mémoires
Gallimard
Tirage: NC
Prix: ND ; 368 p.
ISBN: 9782073015211