"C’est avec le cœur plein de tristesse que je vous annonce la fermeture de la librairie française de Munich." Ainsi commence la réponse de Cecilia Estrada à notre proposition de visite lorsque nous mettons sur pied le projet Cyclopédie en août dernier. Et puis, quelques mois plus tard, alors que nous étions perdus au milieu de la Guinée-Conakry, la bonne nouvelle est arrivée : "La librairie rouvre ses portes et je vous attends avec impatience !"
A Istanbul, à la mi-mai, nous entamons notre retour vers la France. La brise fraîche du Bosphore tonifie nos esprits et nos jambes, ramollis par la chaleur de la fin de notre périple asiatique. Début juin, nous sommes déjà à Budapest, entraînés par les bateaux de croisière qui filent à bonne allure sur le Danube. En l’absence de frontières physiques entre les pays - ce qui, il faut bien le reconnaître, prive le cyclotouriste d’une part d’imprévu -, c’est la multiplication des clochers à bulbes qui nous indiquent que nous sommes entrés dans le cœur de la Mitteleuropa. Après avoir admiré les vieilles pierres de Vienne, nous filons sur Munich.
La joie de Cecilia Estrada est grande lorsqu’elle nous reçoit dans les locaux fraîchement repeints de sa nouvelle librairie. Située au cœur du quartier étudiant de Munich et tenant sa place au milieu des bars branchés et autres pâtisseries bio, le lieu est inondé par le soleil d’un précoce été bavarois. Lorsqu’on l’interroge sur les péripéties de ces derniers mois, cette quinquagénaire aux yeux pétillants commence par pousser un soupir dans lequel on sent le soulagement mais aussi la dureté des épreuves surmontées. Elle nous explique, dans un français parfait légèrement coloré par l’accent mexicain, que l’histoire de sa librairie est à l’image de son parcours personnel : atypique. Tant mieux, c’est exactement pour entendre cela que nous avons monté ce projet.
"Je suis un caméléon"
Après des études de physique en France, Cecilia Estrada, qui est née aux Etats-Unis et a grandi au Mexique, est tour à tour astronome, informaticienne, muséographe dans divers pays d’Amérique du Sud, avant d’être embauchée à la fin des années 2000 comme vendeuse dans une librairie à Munich, devenu son nouveau port d’attache à la faveur d’une heureuse rencontre. Embauchée pour ses connaissances littéraires pointues, elle apprend l’allemand sur le terrain, ce qui ne pose aucun problème à celle qui aime à répéter qu’elle est "un caméléon". Grâce à son contact extrêmement facile et à sa curiosité intellectuelle, Cecilia Estrada prend goût au métier de libraire et les clients le lui rendent bien. Elle rejoint ensuite une librairie italienne en déclin qu’elle parvient à préserver de la faillite pendant des années en convainquant la propriétaire d’y ajouter un rayon espagnol et français, rayons dont elle prend seule la responsabilité. Les ventes remontent mais cela n’empêche pas la librairie, qui abrite désormais aux yeux des clients trois librairies distinctes, de fermer ses portes à l’été 2016.
Se retrouvant au chômage à 57 ans, elle tente d’amorcer une nouvelle mue, mais cette fois, comme lui indique l’agence pour l’emploi bavaroise, ses chances de reconversion sont faibles. Tant pis, elle fait le pari de remonter toute seule une librairie malgré ses ressources limitées. Au prix de sacrifices considérables et grâce à la confiance que lui témoignent le CNL et ses diffuseurs espagnols - soutien qu’elle peine à évoquer sans émotion - la Librairie française à Munich (qui est en fait franco-espagnole, et sous enseigne italienne) rouvre ses portes en décembre 2016.
S’il n’est pas rare qu’une librairie francophone soit gérée par un ressortissant local, c’est bien la première fois que nous rencontrons un libraire francophone qui n’est ni local, ni issu d’un pays francophone. Malgré les remarques parfois désobligeantes de certains Français qui s’étonnent que leur libraire ne partage pas leur nationalité, Cecilia revendique fièrement cette spécificité. Selon la Mexicaine, cela confère à sa boutique le statut de librairie véritablement francophone, et non simplement française. Car, comme elle met un point d’honneur à le souligner, "le français est plus grand que la France". A regarder ses étagères, il apparaît en effet évident que Cecilia Estrada aborde la création littéraire en langue française d’une façon peu franco-centrée. On remarque une très forte proportion d’ouvrages d’auteurs québécois ou africains. Cela lui permet, dit-elle, de toucher un public plus large dans cette ville où la francophonie est cosmopolite.
Cette stratégie se révèle payante puisque la librairie parvient depuis peu à assumer ses charges. Mais Cecilia Estrada reste extrêmement prudente. "Ne pas grandir trop vite", selon elle, c’est par exemple attribuer chaque ouvrage commandé à un client qu’elle connaît et qui pourrait potentiellement être intéressé. Pas d’offices donc, ni de commande automatique de grands succès.
Cyclopédie, c’est fini
Pour nous, le temps est venu de reprendre la route une dernière fois pour rentrer à Paris et achever ainsi cette aventure à la rencontre des professionnels extraordinaires que sont les libraires francophones. Des 16 000 km que nous aurons parcourus à travers 24 pays différents, resteront bien sûr des liens tissés avec ces libraires, mais aussi quelques enseignements.
Parmi ceux-ci, la conviction d’abord que la librairie francophone de demain sera bien plus qu’une librairie ou ne sera pas. Plus affectés par la concurrence d’Amazon et de l’ebook que leurs homologues de métropole en raison de leurs prix de vente et de leurs délais de livraison, les libraires francophones doivent, pour espérer garder un avantage comparatif, faire de leur point de vente un lieu de rencontre et d’ébullition culturelle. Des initiatives concluantes sont menées en ce sens à Barcelone par exemple (1).
La conviction ensuite que la librairie francophone assure un service essentiel pour les apprenants de français autour du monde, et qu’elle est un instrument non négligeable de l’influence française. Elle facilite, par le conseil qu’elle prodigue, l’entrée dans la langue - et dans la culture française - et contribue à augmenter son attractivité. Ce constat légitime la politique de soutien menée par le CNL et devrait pousser les institutions du réseau culturel français à faire plus d’efforts pour intégrer la librairie dans l’écosystème francophone local. Les synergies sont nombreuses et doivent être exploitées, comme c’est le cas à Bangkok et à Phnom Penh (2).