Après Abidjan, nous mettons le cap sur Cotonou, au Bénin, où se terminera notre étape africaine, et dont nous séparent encore quelques centaines de kilomètres de côtes. Nous longeons d’immenses plantations de palmiers à huile, entrecoupées de forêts d’hévéas, pour atteindre la frontière avec le Ghana. Le seul pays anglophone au programme du voyage nous accueille dans un climat d’effervescence : nous arrivons le jour du scrutin présidentiel. Chaque coin de rue affiche les couleurs des forces en présence. En Afrique de l’Ouest, le Ghana fait figure d’exemple démocratique et le décompte des votes, jusqu’à l’annonce de la victoire du New Patriotic Party, parti d’opposition, se fait dans le calme.
La capitale, Accra nous fait une forte impression : la croissance économique record des derrières années y a fait émerger un quartier d’affaires qui n’aurait pas grand-chose à envier à celui d’une ville européenne. Mais nous ne nous y attardons pas car il nous reste peu de temps pour atteindre le Bénin. Au terme d’un rush final de 300 kilomètres, effectués en deux jours, nous rallions Cotonou dans les délais impartis. A peine le temps de célébrer la fin de notre étape africaine dans la nuit béninoise que déjà sonne l’heure de rentrer à Lomé. Depuis l’aéroport flambant neuf de la capitale togolaise, nous embarquons avec nos vélos emballés précautionneusement à bord de l’un des rares vols qui relient directement le continent africain à l’Amérique du Sud : direction l'Argentine et Buenos Aires, via São Paulo.
Après deux mois à arpenter les campagnes africaines, l’arrivée dans la capitale argentine nous procure un choc. Nous restons bouche bée en apercevant, au travers des vitres du bus qui assure la liaison entre l’aéroport et le centre-ville, le ballet titanesque des échangeurs autoroutiers, dont les arabesques narguent la rectitude des gratte-ciel du nouveau quartier d’affaires : Puerto Madero. Déjà 6 500 kilomètres derrière le guidon, nous n’aspirons à rien d’autre qu’à un peu de répit. Mais quelques jours après notre arrivée, dans une atmosphère où l’on perçoit encore l’odeur de poudre des feux d’artifice du nouvel an, nous nous présentons au rendez-vous pris il y a quatre mois avec Mónica Freyre, directrice de la librairie Las Mil y una hojas.
C’est elle qui va nous conter, en déambulant entre les rayonnages, l’histoire de l’établissement, aussi mouvementée que le pas des danseurs de tango qui bat les rues de la capitale. Fondée par la belle-mère de l’actuelle directrice, la librairie a d’abord été uniquement dédiée à la vente d’ouvrages en castillan. Mais depuis plusieurs années, ces derniers ont cédé la moitié des étagères aux livres en langue française. Ce tournant a été initié par Mónica et son mari Ezequiel, à leur retour d’une longue expatriation en France. Un séjour où le couple d’Argentins s’est entièrement immergé dans la culture française : lui comme musicien et compositeur, primé par le conservatoire de Besançon, et elle en dirigeant des ateliers d’art dramatique et en suivant les cours de l’école du Louvre. Ce changement d’orientation a coûté à l’entreprise familiale puisque, après avoir compté cinq points de vente, il n’en subsiste aujourd’hui que deux : la boutique principale, située sur une avenue du quartier résidentiel aisé de Belgrano, et une annexe aux dimensions plus modestes voisine de l’Alliance française, au cœur du frénétique Microcentro où se concentrent banques et grandes entreprises.
Batailles administratives
Autre écueil imprévu venu mettre en péril l’entreprise des deux amoureux de la France, la politique économique protectionniste menée au cours des dernières décennies par le couple présentiel Kirchner. Afin de présenter une balance commerciale des biens et services excédentaire, ce dernier a fait la chasse aux importations. Passage pourtant obligé lorsque l’on a pour ambition de vendre en Argentine des livres édités en France. Mónica nous retrace, la colère encore perceptible dans la voix, les interminables batailles administratives qu’elle a parfois dû mener pour récupérer des cartons de livres confisqués par les autorités à la sortie du bateau. Mais la transition vers la francophonie, aujourd’hui achevée, a été couronnée de succès puisque le magasin a été reconnu comme "librairie francophone de référence" par le Centre national du livre (CNL).
Cette reconnaissance salue un engagement permanent pour rendre vivante la littérature française qui, à 11 000 kilomètres de Saint-Germain-des-Prés, a tendance à se sanctuariser autour des grands auteurs. L’enjeu est de taille, car il y va de la survie de l’usage du français en Argentine, où il a beaucoup reculé ces dernières décennies face à l’anglais, du fait, en partie, que les élèves argentins n’étudient qu’une seule langue étrangère jusqu’au baccalauréat.
L’objectif pour la librairie est de rapprocher les clients de l’actualité littéraire française afin d’aiguiser leur appétit de lecture. Pour cela, la libraire nous confie avancer sur deux jambes. D’abord le travail quotidien de prescription aux clients. Nombreux sont les Portègnes (nom des habitants de Buenos Aires) à franchir le seuil de la librairie pour acquérir un exemplaire du Petit Prince, de L’étranger, ou d’un autre classique au programme du lycée français Jean-Mermoz. Charge alors à l’équipe de leur présenter ou de leur recommander également des ouvrages moins célèbres ou parus plus récemment. Nous avons l’occasion de le constater de nos propres yeux : Mónica interrompt quelques minutes notre visite des locaux, juste le temps de recommander avec verve à une cliente, venue honorer sa récente résolution de reprendre la pratique du français, la lecture de L’homme semence de Violette Ailhaud (éditions Parole). "C’est l’un des meilleurs livres que j’aie lus cette année, lui confie-t-elle après lui en avoir présenté l’intrigue en quelques phrases, et je ne peux imaginer que ça ne vous plaise pas, à vous qui êtes médecin." La cliente, conquise (nous aussi), repart avec le livre.
Ensuite, et surtout, pour incarner la littérature française, Mónica fait venir un maximum d’auteurs contemporains dans la librairie. Chaque fois qu’un écrivain est invité par l’Institut français de Buenos Aires, elle saute sur l’occasion pour lui proposer un passage à Las Mil y una hojas. Au cours des derniers mois, Daniel Pennac (parrain de la librairie), Philippe Claudel ou encore Maylis de Kerangal sont par exemple venus présenter leurs livres avenue Luis María Campos. Des interventions toujours très animées, parfois houleuses comme lors de la visite de Laura Alcoba, auteure de Manèges : petite histoire argentine, où elle raconte sa fuite du pays pour échapper à la dictature. Preuve que les plaies de l’histoire récente du pays ne sont pas encore refermées.
Rencontres sur YouTube
Comme le local de la librairie ne permet d’accueillir qu’une trentaine de personnes, Mónica a décidé de filmer les rencontres pour les rendre disponibles sur YouTube. L’initiative originale a trouvé son public : "Nous nous sommes rendu compte que les vidéos étaient regardées depuis l’Europe, la Russie ou la Chine", nous signale-t-elle fièrement. Forte de ce succès, elle a réussi à convaincre les services culturels de l’ambassade de France de participer au financement du sous-titrage des vidéos afin de toucher un public encore plus large. Une initiative qui illustre parfaitement la mission d’évangélisation que pratique la librairie.
Si l’équipe de Las Mil y una hojas donne vie à la littérature française, elle pratique aussi l’hospitalité argentine. Après quelques heures passées à discuter de la librairie, nous sommes conviés chez Mónica et Ezequiel à partager un asado. Il s’agit du barbecue local, une véritable religion pour le peuple argentin, qui accompagne chaque réunion de famille ou d’amis. Nous apprenons qu’autour du gril de nos hôtes se sont déjà délectés du succulent bœuf argentin bon nombre d’auteurs français. Preuve, s’il en était besoin, que pour l’équipe de Las Mil y una hojas, la littérature française est bien plus qu’un métier.