Ceci n’est pas exactement un livre d’histoire, mais un livre sur l’historiographie. L’auteur, Bertrand Lançon, professeur émérite d’histoire romaine à l’université de Limoges, spécialiste de l’Antiquité tardive à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages, y décrypte la façon dont, depuis le XIXe siècle, et avec un regain d’activité en ce moment étant donné le contexte international, les historiens, à grand renfort de présupposés idéologiques, ont forgé le concept de "chute" de l’Empire romain, et ont daté celle-ci exactement : en 476 après Jésus-Christ, lorsque Odoacre, chef germain converti au christianisme, déposa le jeune Romulus Augustule, dernier empereur romain d’Occident. Tout cela, bien sûr, est trop parfait pour être exact. Et Lançon, universitaire aussi érudit que facétieux (n’est-il pas par ailleurs l’auteur de plusieurs "romains policiers" publiés chez Alvik ?), qui a son franc-parler, estime que cette affaire est "une auberge espagnole", où chacun apporte ses idées, sa conception, ses explications.
Après les "déclinistes", pour qui la fin de l’Empire romain fut une "catastrophe", il y eut les "révisionnistes", selon lesquels l’Empire s’est prolongé, transformé, bien après 476, théorie contestée par certains spécialistes du haut Moyen Age, inquiets de voir leur période d’études se réduire comme peau de chagrin, et leur "bifteck" aussi. Aujourd’hui, les historiens raisonnables, comme Bertrand Lançon, estiment que cette prétendue "chute" fut en fait "l’affaissement partiel d’un régime politique [l’Empire romain d’Occident, tandis que celui d’Orient, qui l’englobait d’ailleurs, s’est prolongé jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453], et non la fin d’une civilisation".
Et son livre de passer en revue les causes supposées de cette "chute", qu’il appelle des "miroirs", principalement l’expansion du christianisme et les fameuses invasions barbares - que les historiens allemands, d’ailleurs, qualifient de "migrations". Outre cette salutaire remise à plat d’idées reçues, Bertrand Lançon n’hésite pas à convoquer les historiens contemporains - au sens large, puisqu’il est question également de Houellebecq et d’Onfray, sévèrement taclé - et à dégonfler le parallèle facile entre la soi-disant chute de l’Empire romain et ce dont serait menacé l’Occident actuel, sous la poussée conjuguée du terrorisme islamiste et de la crise migratoire mondiale. Or, rien à voir. Les Européens d’aujourd’hui, anxieux sur leur destinée et mal calés sur leurs valeurs, font de la "chute" de l’Empire romain un miroir de leurs angoisses et une anticipation fantasmée de leur propre effondrement. La destruction de Palmyre, à ce titre, en est devenue le symbole.
Bertrand Lançon ne juge pas, il explique et désamorce, convaincant, d’une clarté exemplaire et non sans humour. J.-C. P.