Avant-critique Roman

Bruno Markov, "Le dernier étage du monde" (Anne Carrière)

Bruno Marko - Photo © Abigail Auperin

Bruno Markov, "Le dernier étage du monde" (Anne Carrière)

Dans ce premier roman irrésistible, Bruno Markov ourdit une histoire de vengeance à travers l'intelligence artificielle, doublée d'une satire du monde du travail contemporain.

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Par Sean Rose
Créé le 28.06.2023 à 09h00 ,
Mis à jour le 28.06.2023 à 20h29

Opération Némésis. Le concept de l'angoisse, selon Kierkegaard, n'est rien d'autre que la liberté, celle de faire tel ou tel choix, ou simplement notre seule puissance d'imagination nous permettant de nous projeter dans une situation induite par notre décision. Sur le papier on est libre, dans la vraie vie il semblerait qu'il n'y ait d'autre option que s'adapter au milieu hostile où tout un chacun se débat comme il peut pour tirer les marrons du feu. En matière sociale, l'évolution de l'hominidé dit sapiens est assez lente, nous voilà poussés dans la cohue d'un marathon qu'on n'a pas forcément voulu courir. C'est marche ou crève, pire c'est marche sur l'autre avant qu'il te crève... Quel choix ! Et notre liberté d'être réduite à néant, du moins à la portion congrue de la conscience (et si on n'avait pas envie d'écraser autrui sans pour autant consentir à être soi-même broyé ?) ou de l'utopie (on peut toujours rêver d'un autre monde)... L'angoisse, elle, n'est pas partie. Et pour l'alimenter, au cas où cette débauche de compétition ne suffirait pas, s'ajoutent les relations interpersonnelles - l'amour, l'amitié, les collègues... - que complique le langage (source de malentendus), toujours prompt à les gripper. Bienvenue dans l'univers impitoyable de Victor Laplace, héros du premier roman de Bruno Markov, Le dernier étage du monde.

« Le guerrier sage évite la bataille », dit le grand stratège chinois du VIe siècle avant J.-C. Sun Tzu. Vaincre l'ennemi sans le combattre, OK ! Sauf qu'à l'heure du Big Data, il vous tue. Le père de Victor en est mort. « [...] Dans ce XXIe siècle qu'il avait contribué à bâtir on ne lui trouvait plus de place légitime. » Cette disparition prématurée a plongé le jeune homme dans l'abîme de la dépression. Sa rupture d'avec sa petite amie Marion n'a pas non plus aidé. Quasi cinq ans au fond de son lit avec le soutien-gorge de l'ex sous l'oreiller en guise de doudou fétiche... Ce qui sauve le narrateur, c'est qu'il est un geek. L'informatique a ça de rassurant qu'au prisme de sa logique binaire, le réel nonobstant toute sa complexité est réductible à des données que triera un algorithme délestant l'individu de l'angoissant libre arbitre. Il suffira de programmer selon son plan. Quand même notre cerveau faillirait à encoder notre volonté, l'intelligence artificielle palliera nos faiblesses. Un jour, l'informaticien se secoue les puces électroniques et décide de se faire embaucher comme consultant chez B&B Disrupt... pour infiltrer le cœur du système et venger son père. La fiction de Bruno Markov se dévore sous l'égide de Némésis, déesse de la juste rétribution. Car quel meilleur moteur, après Éros, que le désir de revanche qui absout notre conscience d'immoler un à un nos idéaux à chaque étape de l'ascension jusqu'au sommet. Foin de l'éthique quand il s'agit d'atteindre le dernier étage ! Avec cette satire du monde de l'entreprise et sa galerie de portraits à mourir de rire - l'entretien de recrutement est un morceau d'anthologie de la DRH contemporaine -, Bruno Markov signe un page-turner sur l'IA, doublé d'une anatomie du travail à l'âge du capitalisme de surveillance et du marché de l'attention.

Bruno Markov

Anne Carrière
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 23 € ; 448 p.
ISBN: 9782380822656

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