Faire entendre des voix, de préférence peu audibles, c’est la mission littéraire que s’est assignée Carole Fives. Il y a eu celle d’une enfant racontant le divorce de ses parents dans Que nos vies aient l’air d’un film parfait (Le Passage, 2012, disponible en Points), un premier roman situé dans les années 1980, celle d’un adolescent portugais dans le coma dans C’est dimanche et je n’y suis pour rien (Gallimard, 2014), qui paraît ce mois-ci chez Folio, celles des héros du quotidien qui peuplent Quand nous serons heureux, un recueil de nouvelles corrosives publié en 2010, dont une nouvelle édition complétée de sept textes inédits est récemment parue chez Points.
Une femme au téléphone, troisième roman, en forme de monologue, enregistre plus directement encore le timbre de Charlène, une retraitée de 63 ans, à travers les appels téléphoniques qu’elle passe à sa fille quadragénaire. Charlène vit seule avec sa chienne, loin de ses deux enfants. Elle cherche des "mecs" sur les sites de rencontre, fume depuis trente ans, regarde des séries qu’elle commente en direct… La "conversation" s’étale sur plusieurs mois et les rebondissements grands (cancer, dépression) et petits s’enchaînent à vive allure, dessinant le portrait d’une femme qui s’acharne à repousser la "vieillerie". Portrait aussi d’une mère redoutable qui manie mine de rien toute la rhétorique du chantage à l’attention. Les "C’est maman", "Ma chérie", "ton frère" sonnent lourds de culpabilisation. Entre doléances, menaces et appels à l’aide, elle se plaint, s’énerve et s’emballe (beaucoup). S’épanche (trop). Elle ressasse en boucle l’ingratitude des enfants, le manque de fiabilité des hommes à commencer par l’ex-mari, "votre malade de père". Envoie des piques contre ses proches : sa mère morte - "une belle cinglée oui" -, sa belle-fille, sa petite-fille de 14 mois "gâtée pourrie" mais qui est tout aussi bien son "petit trésor d’amour", Colette l’amie "qui ne s’arrange pas"… Conseils et commentaires distillent ainsi, au milieu d’élans d’affection, de minuscules perfidies. A sa fille, écrivaine qui lui avoue stresser parce qu’elle va passer sur France Culture, la mère rétorque par exemple en guise de réconfort : "Mais il n’y a pas de quoi. Tu te fais un monde avec ça alors que personne n’écoute. C’est pas RTL tout de même."
Si le monologue de Charlène contient la nocivité ordinaire de certaines génitrices, il y a aussi chez cette Femme au téléphone une sentimentalité midinette, des accents de vieille petite fille, une façon de formuler des idées noires avec une simplicité brute, qui fendent parfois le cœur. Mais ce portrait si contemporain d’une sexagénaire encore verte, ce ton astringent si juste, nous arrachent le plus souvent des sourires forcés. Et quand Charlène dit à sa fille : "Une mère, on n’en a qu’une, vous devriez en profiter…", on entend l’interlocutrice, à l’autre bout du fil, répondre intérieurement, dans un agacement attendri : une suffit !
Véronique Rossignol