La vérité, la réalité vierge de toute expérience, la "chose en soi", pour reprendre la formule kantienne, est inconnaissance. Pour cause, notre pauvre cerveau n’atteint jamais tant l’être véritable du monde qu’il n’en appréhende les illusoires phénomènes. Il est limité par sa prédisposition à penser "a priori", toujours selon Kant, à travers le temps, l’espace et la causalité. Le roman, fruit de l’imagination humaine, n’échappe pas à cet initial conditionnement.
Aussi Yves Pagès, dans son nouveau livre Encore heureux, ne déroge-t-il pas non plus à la loi. Pour le temps et l’espace, nous sommes à l’époque contemporaine entre le dernier tiers du siècle dernier et l’aube de ce XXIe siècle. L’unité spatiale se situe, elle, dans la capitale. Quant à la causalité, l’auteur (fiction, essai, théâtre), éditeur (Verticales) et blogueur (www.archyves.net), né à Paris en 1963, a préféré la confondre un peu. Le sujet d’Encore heureux est certes Bruno Lescot, qu’on suit de la maternelle, où il mordit "les membres inférieurs d’une certaine Valentina Uribe, scolarisée dans la même classe que le susnommé garçon", au mitan de la vie du protagoniste, ce militant de la gauche radicale doublé d’un braqueur (pour la bonne cause) en cavale, condamné par contumace à la perpétuité "au triple motif d’association de malfaiteurs, attaque à main armée et homicide volontaire sur une personne dépositaire de l’autorité publique".
Le récit de vie de "Lescot Bruno" n’a rien d’un simple déroulé biographique. Quoiqu’on goûte avec délices le décor familial : père ethnologue converti à la polygamie, mère partie avec son ibérique amant révolutionnaire qui a décapité le roi Juan Carlos en cire du musée Grévin. Yves Pagès joue avec les styles juridique, administratif, journalistique.
Le livre est un portrait chinois. Les chapitres sont constitués d’épars éléments d’enquête, mêlant séries d’"exposé des motifs" (avec l’anaphore "attendu que…" prisée par la prose des tribunaux) ou de "coupures de presse" (articles de Paris Match ou du Parisien libéré : "Accident tragique à la faculté de Jussieu", "Le "casse" de Charenton, retour sur un fiasco policier"). Le rapport de l’expert psychiatre sur l’attitude rebelle du jeune Bruno en prison ne manque pas de sel : "On reconnaît là, dans ce coup d’Etat symbolique, l’effet d’un narcissisme élémentaire faisant table rase des normes sociales pour asseoir le règne d’une infantilité ex nihilo. C’est l’un des traits distinctifs du syndrome de la "génération spontanée", ces orphelins du Surmoi qui se proclament sans passé ni futur […]."
Mais la mordacité de l’auteur du Théoriste est tendre. Portrait d’un homme mais aussi d’une génération qui sans renoncer à ses idéaux a mis des glaçons d’apaisement dans le vin chaud de la révolution. Avec Encore heureux, Yves Pagès fait un retour en force et en farce - l’humour est à tous les étages de ce Bildungsroman anarchiste - à la fiction. Et signe une magnifique tentative d’élucidation de la vérité d’un individu, complexe, irréductible, libre. Sean J. Rose