Au début du mois de juin 1981 à Paris, l'année universitaire tire à sa fin, des camarades du séminaire d'Henri Béhar sur le surréalisme improvisent un pot place Mouffetard, et le jeune libraire en face de la faculté de Censier se joint à eux. Dans le groupe, un Japonais d'une trentaine d'années et une Hollandaise de 20 ans. On cause cuisine. Et l'étudiant nippon de proposer de faire apprécier aux autres ses talents culinaires. Le dîner n'aura pas lieu. Le 11 juin, Issei Sagawa tue Renée Hartevelt avant de se livrer à des actes anthropophages. C'est l'affaire dite du "Japonais cannibale". Toute l'horreur du crime a été relatée par la presse. Invitée par Issei Sagawa à lire des poèmes allemands chez lui, la jeune Néerlandaise est abattue d'une balle dans la nuque avant d'être dépecée et débitée en morceaux pour être cuisinée et consommée. Sagawa a pris 39 clichés des différentes étapes. C'est en voulant se débarrasser du reste de la dépouille qu'il attire l'attention et est arrêté.

Parmi les jeunes gens qui ont participé à la soirée improvisée, il y avait Nicole Caligaris et celui qui deviendra son compagnon, Jean-Yves Bochet, le futur libraire de L'Iris noir, dans le XIe arrondissement de Paris. Alors que l'auteure en puissance, fraîchement débarquée de Nice où elle a grandi, naît à la littérature, à l'amour et à la vie, se commet un acte mortifère, insane, inhumain. L'une va devenir écrivain, l'autre assassin. Nicole Caligaris écrit au détenu de la prison de la Santé."J'ai considéré ce qui s'était passé comme une catastrophe, je le connaissais à peine mais j'ai pensé qu'il était étranger à Paris, je lui ai adressé un mot", explique-t-elle. Une correspondance s'ensuit. Caligaris reçoit huit lettres de Sagawa. Issei Sagawa, déclaré pénalement irresponsable par la justice française, est extradé au Japon où il sera interné, puis libéré. Son geste macabre inspire des groupes de rock, un roman qui sera couronné par le prix Akutagawa, le "Goncourt japonais"... Mais du côté de Nicole Caligaris, rien. L'auteure des Samothraces taira pendant trente ans sa drôle de proximité avec le drame. Elle n'est pas de ces romanciers prompts à tirer profit d'un fait divers. Du reste, elle déteste se souvenir : "Me retourner sur le passé m'angoisse." Si les congénères de sa génération ont biberonné à l'autofiction, se raconter ? Non merci, très peu pour elle : "Je ne suis pas dans l'autoscopie." A rebours du naturalisme inodore, Nicole Caligaris pratique un certain lyrisme, aime les phrases ciselées. Son écriture épouse la luxuriance des sensations. Ce lyrisme-là n'empêche pas la modestie : ce qui importe dans la littérature, c'est la langue, pas l'auteur. "Un bon auteur est un auteur mort", sourit-elle.

"Sortir de ma vie"

Aussi, sur son enfance sur la Côte d'Azur Caligaris n'est-elle guère diserte. Elle sait gré d'avoir eu "des parents confiants" qui l'ont toujours soutenue dans ses choix, contre l'avis des profs, au moment où elle bifurque des sciences vers les lettres ; quand elle part étudier à Paris. Quant à écrire ? Oui, elle a toujours écrit, elle se souvient d'avoir envoyé un texte à la revue de Maryline Desbiolles à Nice. Mais longtemps Nicole Caligaris s'était dit qu'"être écrivain était inaccessible ». Aujourd'hui encore elle répète qu'elle n'est pas écrivain : "A chaque livre j'essaie de sortir de ma vie." L'écriture n'est pas chez elle une fonction, pour gagner sa vie elle fait de la formation professionnelle.

La lumière de novembre éclaire un visage qu'encadre une chevelure poivre et sel mais où se lit, intacte, cette juvénile capacité de s'intéresser au monde, d'en embrasser le jour comme les ténèbres. Pourquoi s'emparer maintenant de cette affaire, livrer enfin cette correspondance avec Issei Sagawa ? Un concours de circonstances. Pour le Dictionnaire des assassins et des meurtriers (Calmann-Lévy, 2012), François Angelier, codirecteur de l'édition, lui demande une entrée sur l'homicide cannibale japonais. "J'étais partie sur dix feuillets et voilà que j'en arrive à 60 !" La contribution à l'ouvrage collectif engendre son livre le plus intime : Le paradis entre les jambes. A l'examen du crime d'Issei Sagawa, Nicole Caligaris mêle, une fois n'est pas coutume, les souvenirs personnels d'une époque, le début des années >1980 dominé par le corps, "la dureté des chairs et des esprits", et l'argent. Et partage sa vision de l'art et de la littérature (Francis Bacon et Tanizaki sont des favoris) - >cette manière de témoigner par la création de "la trace du chaos".

Le paradis entre les jambes, Nicole Caligaris, >Verticales, 172 p., ISBN : 978-2-07-014017-6, sortie 3 janvier 2013.

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