Isidore, petit délinquant autodidacte, se retrouve à Venise sur l’invitation de Louis-Jean dit "L. J.", vieil intellectuel alcoolique devenu son maître à penser. Le Socrate dipsomane lui présente sa chère amie italienne, la belle comtesse Livia. Lors de ses déambulations à travers la Sérénissime, le jeune Français découvre une tombe sur laquelle est inscrit : "Nina Sloutzky, née en Sibérie, morte à Venise, le 29 janvier 1886". L’absence de date de naissance l’intrigue jusqu’à l’obsession. Qui était-elle ? Que faisait-elle là ?
Alors que le narrateur du premier roman de Michel Paulet, Si j’ai le cœur étroit, à quoi sert que le monde soit si vaste, enquête sur le mystère de l’inconnue sibérienne et qu’on sonde avec lui les raisons de son exil, il se lie de manière intime à Livia, dont il deviendra l’amant. Mais plus le portrait de la noble russe se dessine avec netteté, plus l’identité de l’aristocrate italienne se trouble : elle a tendance à disparaître sans crier gare et échappe à l’emprise d’Isidore ; quels rapports entretient-elle au juste avec L. J. ? L’unité de l’Italie ne s’est pas faite sans peine, et un siècle plus tard, la stabilité de l’Etat italien est encore mise à rude épreuve avec l’enlèvement par les Brigades rouges d’Aldo Moro, le président de la Démocratie chrétienne qui prônait pourtant le compromis avec les communistes. L. J. a demandé à Isidore de remettre à un type louche une valise très lourde…
Si j’ai le cœur étroit… est un ambitieux roman à double hélice narrative, qui fait alterner la vie de Nina avec les tribulations d’Isidore dans la Venise de la fin des années 1970, nous plongeant dans l’opacité d’un réel tissé de désirs contradictoires. Isidore est manipulé par L. J. et Livia, révolutionnaires dans l’âme, mais qui ne sont plus très sûrs qu’il faille aller jusqu’à tuer des innocents pour que les lendemains chantent. On pense aux Justes de Camus. Michel Paulet, homme de théâtre, s’intéresse dans cette méandreuse fiction tout autant à l’intrigue qu’à la dramaturgie, et nous hante avec l’éternelle question de la fin et des moyens, du libre arbitre, le motif du destin qui vous rattrape. Son protagoniste, parfait héros tragique, est un agent "agi", un agent secret surtout à lui-même, errant dans une réalité liquide, dont la cité des Doges est une envoûtante métonymie : "Venise ne flotte pas sur la lagune […]. Venise est sous l’eau. […] Et par un sortilège furtif, une illusion mystérieuse, on s’y promène comme les poissons dans les hauts-fonds de l’océan." Sean J. Rose