La directrice d'Albertine dégage une certaine prestance, presque sévère. À l'image de la noblesse du roman de Proust dont sa librairie tire le nom. À l'image aussi de l'élégant bâtiment qui abrite la librairie avec les services culturels de l'ambassade de France à New York, où Sandrine Butteau a eu pour mission de promouvoir la culture française avant de gérer la première librairie francophone de New York et ses quelque 10 000 références provenant de trente pays francophones. Le visiteur y pénètre par un petit hall en marbre, longe un salon vénitien aux dorures rococo pour rejoindre la librairie en bois sombre où trônent des bustes de Molière et de -Voltaire créés dans les ateliers du musée du Louvre. À l'étage : une voûte étoilée et une salle de réception en marbre avec vue sur Central Park, que la librairie occupe pour ses grands événements.
Entre festival et ambassade
Enfant, Sandrine Butteau songeait au métier de journaliste ou de professeure. Mais adolescente, la Nantaise découvre le cinéma, et après des études d'économie politique, entre en stage au Festival des 3 continents, qui propose un autre regard sur les cinémas d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie. Elle y reste.
En 2002, la trentenaire intègre le ministère des Affaires étrangères pour diriger le Film français et, quatre ans plus tard, devient attachée à l'audiovisuel à l'ambassade de France aux États-Unis, à New York. « C'est le poste le plus facile, car la communauté cinéphile de New York connaît bien le cinéma français », glisse-t-elle de sa voix posée. Plus difficile pour un Américain de citer un auteur français - si ce n'est Victor Hugo ou Michel Houellebecq. Qu'importe, la diplomate quitte New York pour retourner au Festival des 3 Continents, cette fois en tant que secrétaire générale.
Son entrée dans le monde du livre ne survient qu'en 2013, lorsqu'elle revient à l'Ambassade de France aux États-Unis, en tant que secrétaire générale des services culturels. Cette année-là, le projet d'une librairie française liée à l'ambassade est prêt à être lancé. Sandrine Butteau accompagne la construction de cet établissement un peu particulier, autonome financièrement mais au statut diplomatique qui lui permet de ne payer ni taxe ni loyer, le point noir qui avait fait couler laLibrairie de France à New York en 2009.
En 2014, la librairie est inaugurée par Laurent Fabius, alors ministre des Affaires Étrangères, et dirigée par François-Xavier Schmitt. Quand sa place se libère en 2017, Sandrine Butteau tente sa chance, voulant « sortir de la seule gestion des comptes, le travail rébarbatif, pour m'intéresser au contenu artistique », explique-t-elle, se formant alors à l'institut national de formation de la librairie (INFL) à Montreuil.
Pas trop de profit
Le côté artistique en prend un petit coup lorsque la pandémie de Covid conduit à une fermeture temporaire des commerces et stoppe les rencontres d'écrivains « en présentiel ». « Mais cette période étrange a été bénéfique à Albertine, car nous nous sommes développés en ligne », note la gestionnaire qui voit ses ventes à distance multipliées par dix - sachant qu'elles partaient d'un chiffre presque nul. Son commerce essaime depuis dans tous les États-Unis, en fournissant des librairies situées à Washington, Boston, Seattle et depuis un an dans la librairie new-yorkaise McNally Jackson. « Nous facilitons leur approvisionnement, c'est plus simple pour elles de passer par nous. »
La libraire n'est cependant pas une commerçante comme les autres. « Le but n'est pas de faire du profit, mais de promouvoir le livre français et francophone », rappelle-t-elle. C'est le deal passé avec l'administration américaine. Sa situation économique ? « On est à l'équilibre. » Le merchandising représente moins de 10 % du chiffre d'affaires - de la papeterie, des bougies luxueuses signées Astier de Villatte et des tote bags au message hyperbolique très américain : "The best bookshop in France is in NYC". C'est peut-être la seule touche new-yorkaise. Ici, le libraire parle un français peu expansif, offrant une amabilité polie et un sourire contenu. La French touch.
La clientèle est « à 60 % française, à 40 % américaine », sauf lors des book clubs et rencontres d'auteurs, où la très grande majorité du public est américaine. « Ils ont un rapport moins intime que nous à la lecture », suggère discrètement la femme de 50 ans. Elle travaille alors à leur proposer davantage de livres d'auteurs français traduits en anglais, dans la continuité de la mission du Bureau du livre du service culturel de l'ambassade : promouvoir le livre français auprès des éditeurs américains.
Reste un frein conséquent : la librairie ne peut posséder de vitrine sur cette portion de la 5e Avenue, le « Mile Museum ». Pour manifester sa présence, Sandrine Butteau ose un kakémono. Tout en sobriété.