Nous sortons d'un nouveau confinement et d'un débat sur le caractère essentiel ou non du commerce du livre. Quelle est votre position sur le sujet ?
Michel Lafon : Nous avons été choqués, comme tout le monde, par le côté « produit essentiel » et par ces règles absolument aberrantes.
Elsa Lafon : Est-ce qu'un produit essentiel permet juste de manger et de survivre, ou l'esprit rentre-t-il aussi en compte ? Qu'est ce qui constitue un humain ? Le livre est peut-être ce qui nous différencie des animaux.
La crise sanitaire a-t-elle grandement affecté votre activité en 2020 ? Trouvez-vous que la chaîne du livre a bien réagi dans l'ensemble ?
Michel Lafon : Elle a vraiment bien réagi. Nous nous sommes retrouvés aux mois de mai juin avec presque + 20 % de chiffre d'affaires par rapport à l'année précédente. Ensuite, étrangement, le mois de novembre a été une catastrophe pour nous, mais le mois de décembre a été exceptionnel.
Elsa Lafon : En octobre, nous avions complètement rattrapé le chiffre d'affaires perdu pendant le premier confinement. Je note aussi que juillet et août sont devenus des mois très dynamiques alors qu'ils sont d'ordinaires assez calmes.
Quel regard portez-vous sur le paysage de la librairie en France ?
Michel Lafon : Le dynamisme des libraires en 2020 a été incroyable. Ils font de plus en plus de choses, se sont mis durablement à la vente par correspondance, il y a vrai volonté de renouvellement de leur part.
Elsa Lafon : Nous sommes beaucoup plus proches des libraires qu'avant. Nous avons monté une newsletter, un poste à temps complet de relation libraire...
Michel, en 1980, vous fondez votre maison d'édition. Quarante ans plus tard, vous êtes devenu l'un des principaux éditeurs indépendants du pays. Quelles principales différences observez-vous entre le métier d'éditeur d'il y a 40 ans et celui d'aujourd'hui ?
Michel Lafon : J'ai démarré le métier curieusement avec les grandes surfaces qui, à l'époque, ne vendaient que peu de livres traditionnels. Nous faisions des promotions le week-end à la télévision, et le lundi, nous achetions des têtes de gondoles et mettions nos livres sur des palettes entre les petits pois et les carottes ! Et la principale différence par rapport à cette époque, ce sont bien entendu les ventes. Les chiffres étaient mirobolants. Julio Iglesias à un million d'exemplaires, Rika Zaraï à deux millions... Dans les années 1980, un best-seller, c'était minimum 100 000 exemplaires. Aujourd'hui un best-seller commence à 30 000 ventes... Nous vendions beaucoup plus, et le métier était bien plus facile. Aujourd'hui, nos grands ennemis sont les portables et Netflix.
Si vous deviez résumer les grandes étapes de l'ascension de votre maison en quatre décennies, quelles seraient-elles ?
Michel Lafon : La première décennie, nous sommes quand même très business et people. Mais cela ne nous empêche pas de publier aussi les livres de Christine Villemin pendant le procès Gregory, Alain Prost, Jean-Marie Gourio et ses Brèves de comptoirs...
Elsa Lafon : Ensuite, pendant la décennie 1990, la maison s'ouvre aux documents étrangers, au développement personnel, à l'institutionnel.
Michel Lafon : Avec le 21e siècle, nous sommes enfin entrés dans une ère de « l'être », plus que du « paraître ». Nous avons monté un peu en niveau à partir des années 2000, en continuant toujours à nous diversifier.
Vous êtes connus pour vos « coups éditoriaux » et vos paris fous. Quels sont ceux dont vous êtes le plus fier ?
Michel Lafon : D'abord, un coup improbable et très étonnant : Jacques Vergès et son titre Le salaud lumineux. Ensuite, Lorànt Deutsch et son premier Métronome, en 2009. Je vous le garantis, la mise en place à l'époque s'élevait à seulement 4 000 exemplaires. Aujourd'hui, nous en sommes à deux millions de livres vendus. Enfin, je citerais d'autres coups fabuleux comme Olivier Norek, Agnès Martin-Lugand, Thomas Pesquet...
Vos grands coups de 2020 ont été les livres de Didier Raoult et d'Éric Dupond-Moretti. Pouvez-vous nous raconter ?
Michel Lafon : Ce qui a plu à Éric Dupond-Moretti, c'est que je lui avais présenté un jour Juliette Greco, qui avait fait un beau livre chez nous sur Saint-Germain-des-Prés.
Elsa Lafon : Pour Didier Raoult, je l'avais remarqué il y a sept ans avec ses chroniques dans Le Point. J'étais allée le voir à Marseille et j'ai tout de suite senti que ce médecin avait une âme particulière, un charisme. Nous avons fait ensemble quatre livres ces dernières années. En tout début d'année 2020, mon père m'a demandé si « mon médecin marseillais » ne voulait pas faire un livre sur les épidémies, et évoquer le « virus chinois » qui arrivait alors. Je n'y avais même pas pensé. Nous ne pouvions pas imaginer la suite, la Covid-19, le confinement... Nous mettions à jour le livre en live et, à sa parution, il est devenu la seule mise en place du premier confinement. Cela a été un grand coup, et je m'en serais voulu de ne pas le faire. Et ce n'est pas fini : Didier Raoult reviendra en février 2021 avec un livre qui s'appellera, peut-être, Carnets de guerre du Covid : le plus grand scandale du 21e siècle.
à l'ère des contrôleurs de gestion et des budgets serrés, est-ce que l'on s'amuse toujours autant à faire des coups éditoriaux ? Y a-t-il encore de la place pour les paris fous et le bluff ?
Michel Lafon : Il est vrai que nous faisions moins attention. En vingt ans, je n'ai pas fait un seul compte d'exploitation prévisionnel sur les livres. Nous faisions aussi beaucoup plus de fêtes et d'événements. Aujourd'hui, les budgets sont plus serrés et il faut tout prévoir. J'ai l'impression que l'époque est devenue plus sérieuse. Pourtant, les paris fous et les coups de bluff sont essentiels. L'imprévisible est ce qui réussit toujours le mieux. Je trouve que certains éditeurs font erreur en se piquant les auteurs à coups de gros chèques. Le meilleur concept restera toujours d'aller découvrir de nouvelles voix.
Il y a cinq ans, vous nous expliquiez qu'Elsa allait prendre votre suite. Pourtant, vous êtes plus que jamais présent. La transition est-elle chose faite ? Qui prend les décisions aujourd'hui ?
Michel Lafon : La transition est chose faite, et elle se passe extrêmement bien, j'en suis très content. J'étais PDG, désormais je suis président et Elsa est directrice générale. Nous partageons tout. Toutes les décisions se prennent à deux, sans jamais, je vous le promets, d'engueulades. J'ai aujourd'hui 70 ans et je sais que la maison familiale va perdurer.
Est-ce que vous comptez quand même arrêter un jour ?
Michel Lafon : Je ne pense pas [rires]. Ce qui me plaît le plus aujourd'hui et qui continue de me remplir la tête tous les jours, c'est de trouver des idées, des histoires.
Constatez-vous un tournant générationnel dans l'édition française ?
Michel Lafon : Absolument. Nous étions vraiment une équipe de vieux macho, de Claude Durand à moi. Aujourd'hui, ce sont de jeunes femmes actives, qui tirent l'édition vers le haut.
Vous êtes l'une des dernières grandes maisons indépendantes du paysage éditorial français. N'y a-t-il toujours pas la tentation de rejoindre un grand groupe ?
Michel Lafon : Nous verrons. Si jamais le marché est très difficile et que nous avons besoin de nous appuyer, nous le ferons. Ce n'est pas à l'ordre du jour, mais les propositions sont bien là.
Elsa Lafon : Je n'en ai pas du tout envie. Je ne veux pas sortir de notre logique de passion pour des logiques féroces de rentabilité et de résultats.
Les autobiographies et « livres de star » ne fonctionnent plus autant que dans les années 1980 et 1990. Comment allez-vous chercher maintenant du chiffre d'affaires ?
Michel Lafon : En allant dénicher de nouvelle voix, en permanence. Par exemple, nous avons déployé ces dernières années beaucoup de moyens sur l'édition de youtubeurs. Grâce à leurs communautés, leurs chiffres de vente sont tout de suite impressionnants.
Elsa Lafon : Le marché jeunesse s'étant effondré sur la littérature ces dix dernières années, il y a eu un vrai appel d'air sur les youtubeurs, et le public répond présent.
Partenariat avec France Inter (Une histoire et Oli), manga, youtubeurs... Quelle sera la suite ? Doit-on s'attendre à d'autres passerelles avec des univers hors monde du livre ?
Elsa Lafon : Oui, tout à fait. Nous poursuivons les négociations dans ce sens. Par exemple, nous allons faire avec France Culture des anti-manuels de philosophie, et publier d'autres projets avec France Inter. Avec les youtubeurs, nous venons de publier un nouveau livre de Natoo puis de Kevin Tran, et nous publierons bientôt Squeezie, Greg Guillotin, Scoot 2 street, Michou, HugoDécrypte... J'ajouterais aussi nos prochaines parutions sur l'univers du one man show avec Jérémy Ferrari, Jarry. Autre nouveau créneau : se caler sur les programmes de Netflix. Nous avons fait le Bazar de la charité, nous allons faire l'adaptation d'Eiffel, un biopic qui sortira en 2021, avec Romain Duris.
Est-ce qu'à l'inverse vous avez dû abandonner certains domaines qui ne marchent plus ?
Elsa Lafon : Nous n'avons abandonné aucun domaine. En revanche, nous avons réduit la voilure sur la littérature jeunesse pour adolescent, qui souffre ces dernières années.
Pouvez-vous nous faire un point sur vos activités internationales, à savoir vos filiales canadiennes et africaines ?
Michel Lafon : En Afrique de l'Ouest, nous travaillons principalement sur l'éducation. En partenariat avec l'Unesco, l'Unicef ou encore les gouvernements locaux, nous sortons des manuels scolaires multilingues, en Guinée, au Congo, au Sénégal, en Côte d'Ivoire... Toutes ces activités sont gérées par mon fils. Quant à notre filiale canadienne, qui a maintenant quinze ans, nous faisons un tiers de productions purement québécoises, et le reste est alimenté par les livres qu'ils choisissent dans notre catalogue ici. C'est intéressant car des livres qui sont des succès chez nous ne le seront pas au Québec, et inversement. Ils sont très sensibles, quoi qu'ils en disent, au marché américain.
Comment résumeriez-vous finalement la position qu'occupent les éditions Michel Lafon dans le monde de l'édition actuel ?
Elsa Lafon : Nous sommes les plus éclectiques sur le catalogue. Nous faisons du manga, du beau livre, de la jeunesse, de la pop culture, de la littérature française, étrangère, du document... Nous sommes vraiment devenus un éditeur à 360 degrés, dynamique et couvrant tous les segments du livre.
Est-ce que « faire des livres pour des gens qui ne lisent pas » est donc toujours votre ligne directrice aujourd'hui ?
Michel Lafon : C'est fini ça, c'était à nos débuts !
Elsa Lafon : Ceci dit, c'est encore un peu le cas : un livre devient un best-seller lorsqu'il parvient à toucher les gens qui d'ordinaire ne lisent pas.
Est-ce toutefois toujours une volonté de rester un éditeur populaire ?
Michel Lafon : Toujours ! C'est quelque chose que l'on revendique vraiment. Je veux toujours rester à l'écart de Saint-Germain-des-Prés.
Bio
Elsa Lafon 1980 Naissance 2005 Entrée aux éditions Michel Lafon 2018 Directrice générale 2020 Epidémies : vrais dangers et fausses alertes de Didier Raoult, sorti en plein confinement