A la fin de son ouvrage, Jean-Yves Mollier constate que la profession de libraire est sans doute celle, entre toutes, qui a dû le plus se réinventer tout au long de son histoire. Et ce n'est pas la situation actuelle qui le démentira, bien au contraire.
Des tablettes cunéiformes de Sumer pieusement recopiées par des scribes mésopotamiens, dès le IIIe millénaire avant notre ère, aux liseuses les plus sophistiquées ; des ôles indiennes, ces palmtree leaves, feuilles de palmiers séchées sur quoi des brahmanes gravaient au stylet les textes sacrés en pâli, l'ancêtre du sanskrit, aux livres numériques à la demande ; des esclaves copistes du quartier de l'Argilète, à Rome, ou de Pompéi, chez qui les matrones allaient acheter les précieuses nouveautés, au triste « clique et collecte » que nous impose aujourd'hui la pandémie, que de chemin parcouru, que de métamorphoses. Mais surtout, quel formidable appétit de vivre ou de survivre, au service d'une denrée, n'en déplaise à ceux qui nous gouvernent, plus que jamais « essentielle », même si, relativise l'historien au terme de son étude, « le contact avec le livre n'a jamais été aussi évident ni aussi généralisé qu'on pourrait le croire ».
Auteur de nombreux ouvrages dont certains sont déjà devenus des classiques (Edition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Fayard, 2008) ou Une autre histoire de l'édition française, La Fabrique, 2015, 2018 et 2019), Jean-Yves Mollier nous propose ici un vaste déroulé chronologique, de Sumer à nos jours, montrant au fur et à mesure l'apparition d'un certain nombre de pratiques et d'outils, matrices de ce que nous connaissons toujours. Par exemple, la première librairie parisienne « moderne » date de 1643, avec Le libraire du Pont-Neuf, même si la profession, portée par l'édition qui se professionnalise, se réglemente et se codifie également, ne s'imposera vraiment qu'au XIXe siècle. De même, on peut voir dans le Manuel du libraire et de l'amateur de livres, de Jean-Charles Brunet (1809), le (pas si) lointain ancêtre de Bibliographie de la France (1811-1979) et donc de Livres Hebdo.
Proposer à nos lecteurs en avant-première quelques extraits du livre de Jean-Yves Mollier nous est apparu comme une évidence, avec la fierté d'appartenir à cette vaste communauté du livre dont la capacité de résistance à toutes les attaques (politiques, judiciaires, économiques, sanitaires...) n'est plus à démontrer. Un hommage, également, à nos libraires si à la peine depuis près d'un an, et à qui l'on souhaite que revienne vite le « comme avant ».
Extraits
A Sumer, les tout premiers livres « modernes »
Les premiers libraires de l'histoire furent-ils sumériens ? S'il est délicat de l'affirmer avec aplomb, du moins a-t-on retrouvé sous le sable de ces régions d'authentiques manuels scolaires, des dictionnaires, des livres de prières, des fictions mythologiques racontant la création du monde, bref, des livres écrits par des hommes et, probablement, conservés, vendus ou échangés pendant une longue période. Comme l'écrit Samuel N. Kramer, « à Sumer, un bon millénaire avant que les Hébreux n'écrivissent les premiers livres de leur Bible et les Grecs leur Illiade et leur Odyssée, nous trouvons déjà toute une littérature florissante, comprenant des mythes et des épopées, des hymnes et des lamentations, et de nombreuses collections de proverbes, de fables et d'essais ». Non loin de là, mais à un bon millier de kilomètres à l'ouest, en Egypte, c'est en consultant le Livre des morts que l'on voit apparaitre d'authentiques libraires vendant des rouleaux de papyrus. L'écriture hiéroglyphique avait d'abord été apposée sur les pyramides au milieu du IIIe millénaire avant notre ère, puis sur les sarcophages des rois et des puissants, mais c'est sous la XVIIIe dynastie, au milieu et à la fin du IIe millénaire précédant l'ère chrétienne, à l'apogée de cette civilisation, que l'on trouve le plus de livres tels que nous les entendons.
Marchands de parchemins à Pompéi
Vendu dans tout l'Empire et exporté au-delà de ses frontières, le livre copié sur parchemin poursuit son expansion aux IIe et IIIe siècles, mais c'est à Pompéi, détruite en 79 apr. J.-C., que l'on peut imaginer, encore aujourd'hui, une de ces tavernae libroriae qui donnent envie de pousser la porte et de venir acheter au libraire un des livres qu'il a accrochés au pilier de sa devanture. Pour faire connaître ses nouveautés, il disposait de ses murailles blanchies à la chaux et sur lesquelles, à l'encre rouge et en grosses lettres, il annonçait leur mise en vente ou leur réédition, entendons une nouvelle copie ou une traduction récemment remaniée. Disposant d'une enseigne que l'on peut également déchiffrer en visitant les ruines de la cité engloutie sous la lave, le bibliopole napolitain, comme son confrère de Rome, était un commerçant cherchant à gagner sa vie le mieux du monde. Toutefois, jouant fréquemment le rôle d'un intermédiaire entre certains auteurs et le public, il ajoutait aux fonctions qu'on lui a vu exercer celle de l'agent littéraire ou de l'éditeur aujourd'hui. C'est lui qui rémunérait les écrivains qui lui confiaient leurs œuvres et c'est de lui que dépendait une partie de leur succès. Habitait-il la maison du Poète tragique, où sont représentées de nombreuses scènes tirées de l'Iliade, ou celle du poète Ménandre, toutes les deux ornées de magnifiques mosaïques ? Peu importe, puisque c'est en parcourant les rues de Pompéi ou d'Herculanum que l'on peut se représenter, en faisant un petit effort d'imagination, ce que fut une librairie dans le monde gréco-romain de l'Antiquité. Comparables à celles que l'on peut croiser à Naples, Rome, Venise ou Turin ou, au-delà des Alpes, à Vienne, Lyon ou Paris, ces échoppes et ces boutiques disaient l'envie de lire des plus fortunés à laquelle des commerçants avisés proposaient les œuvres qu'écrivaient les auteurs les plus demandés.
Au « bon vieux » temps de la censure
Avant la Première Guerre mondiale, les ligues destinées à lutter contre la « licence des rues » s'en prenaient régulièrement aux libraires qui osaient afficher en vitrine des couvertures trop voyantes, mais, pour éviter les ennuis avec la police, la publicité pornographique préférait utiliser les services de la poste, par nature plus discrète. Dans l'entre-deux-guerres, l'abbé Bethléem, qui se voulait « le surveillant en chef des lectures des Français », leur « vigie » et leur « phare », engagea la bataille des rues en déchirant ostensiblement des revues affriolantes, tels Le Gai Paris et Frou-Frou, afin de se faire arrêter et de pouvoir s'expliquer devant les tribunaux. Son but était limpide : placer les maires des grandes villes à qui la loi municipale de 1884 avait transmis les pouvoirs de police, ainsi que le gouvernement, en face de leurs responsabilités. Après avoir obtenu de nombreux succès dans les grandes villes, et la reddition des Messageries Hachette qui, à partir de 1933, imposèrent aux gérants des quatre-vingt-un mille points de vente de leur réseau l'interdiction d'afficher à la vue des passants les couvertures des journaux et revues égrillards, l'intraitable censeur s'en prit aux librairies érotiques de la capitale. Manifestement, il était bien renseigné et avait été accompagné par un inspecteur de la brigade mondaine ou par un des policiers de la police judiciaire qui traquait l'édition licencieuse.
Etat des lieux en 2020
Selon les chiffres publiés par Livres Hebdo en 2020, la Fnac, mariée avec Darty, demeure numéro un dans la vente des livres et elle possède 215 points de vente, suivie par les 220 espaces culturels des magasins Leclerc, les 92 boutiques du groupe Cultura, les 140 magasins France Loisirs, devenus Actissia, les 31 librairies Gibert et les 31 magasins du Furet du Nord dont les 10 de Decitre qu'il a repris. À ces 729 librairies où travaillent de véritables libraires, généralement diplômés, il convient d'ajouter les 850 rayons de livres de la chaîne Système U, les 569 Maison de la presse et les 388 Relay France, soit un second réseau de 1807 points de vente où l'on compte peu de salariés véritablement formés au métier de libraire.
En guise de conclusion
Si l'on passe à leur part respective dans la vente des livres, les 729 librairies du premier cercle réalisent 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires, et le deuxième cercle, 207 millions. Un troisième cercle comprenant les librairies Madrigall (Gallimard et Flammarion), Sauramps, La Procure, Albin Michel, Actes Sud et Eyrolles, soit 36 magasins, auxquels on peut joindre les 38 boutiques de la Réunion des musées nationaux, réalise environ 100 millions d'euros de chiffre d'affaires. Comme on le voit, la part des chaînes est considérable, et le ministère de la Culture considère que, dans les librairies proprement dites, y compris les rayons spécialisés des grands magasins, les Français n'effectuent que 19 % de leurs achats de livres, les grandes surfaces culturelles spécialisées en réalisant 27 %, et les grandes surfaces non spécialisées, 18,5 %. Comme Internet en contrôle 21 %, et le courtage, les clubs et la vente par correspondance, 7,5 %, il reste 3,5 % de parts de marché aux maisons de la presse et autres kiosques ou Relay, les soldeurs et les marchés assurant les 4 % restants. Dans leur brutalité, ces chiffres rendent compte des changements intervenus depuis la Libération, l'achat de livres ayant fortement progressé en France, mais, en se démocratisant, en devenant un objet familier, le livre a échappé en partie aux libraires, qui en avaient été les médiateurs essentiels au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, tout en résistant mieux en France et en Allemagne que dans d'autres pays, l'Italie, l'Espagne ou la Grande-Bretagne notamment.
Une histoire des libraires et de la librairie
Imprimerie nationale
Tirage: Array
Prix: 29,90 €
ISBN: 978-2-330-14711-2