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Fragments d’un bestiaire amoureux

Jane Sautière - Photo Catherine Hélie/Gallimard

Fragments d’un bestiaire amoureux

A travers ses animaux domestiques Jane Sautière raconte son rapport à la vie et à la finitude. Une écriture ténue qui dit toute la fragilité de notre être au monde.

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Par Sean James Rose
avec Créé le 02.02.2018 à 00h37

L’origami est l’art japonais de plier le papier ; avec une feuille carrée on crée une fleur ou une grue. Jane Sautière écrit comme on plie : d’une situation anodine, un bout de souvenir, elle fait surgir des récits qui vous happent dans les volutes de ses sensations, l’entrelacs de ses pensées.

Plier, déplier - Jane Sautière est écrivaine de l’infinie variation, et c’est toujours la vie qu’elle observe au moyen de prismes divers : la sienne propre, celle d’autrui. Dans Fragmentation d’un lieu commun (2003), son premier texte paru chez Verticales comme tous les suivants, c’est le milieu carcéral (éducatrice pénitentiaire fut son métier). Détenus, matons, on y entendait des voix précaires, on y captait des regards fous, fatigués, perdus, des cris d’injustice ou d’angoisse anonymes comme des graffitis.

A l’occasion d’un test de dépistage du cancer du sein, elle voit inscrite sur sa fiche de renseignement "nullipare", terme médical pour désigner celle qui n’a pas eu d’enfant et titre de son deuxième livre. Et ce mot de la renvoyer à "nulle part", elle qui naquit en 1952 à Téhéran, vécut à Phnom Penh, à l’étranger, au gré des postes de ses parents, fonctionnaires d’ambassade. Dans Dressing (2013), elle faisait l’inventaire de son vestiaire et de ses habits qui, véritables secondes peaux, étaient les témoins et les complices des saisons de sa vie. Stations (entre les lignes) (2015) dessinait la topographie intime de ses déménagements.

Dans Mort d’un cheval dans les bras de sa mère, Jane Sautière revisite toujours et encore ses lieux de mémoire et interroge son rapport à la finitude, la peur de la disparition. L’angle, cette fois, est celui de la condition animale, et tout particulièrement des animaux de compagnie. Son roman est une ménagerie tendre. Ainsi défilent "les bêtes de [s]a vie" : le chien, le corbeau, le lapin, le chat - pour les félins l’auteure semble avoir une prédilection : il y eut notamment "Shirini, [sa] petite goutte de miel", en Iran.

Le portrait de l’animal, et de l’auteure en creux, est, à la façon singulière de Jane Sautière, à la fois exacte et allusive, concrète et suspendue, comme une pensée très juste qui s’étiolerait en rêverie. L’animal invite à cette rêverie : "Rêver sûrement, oui rêver, c’est-à-dire abandonner la forme d’attention que requiert la vie dans le monde (le sien, le mien) pour une forme plus distendue, relâchée." Car les brumes ne disent pas moins vrai que le soleil de midi, et le parcellaire restitue parfois mieux l’entièreté de l’expérience vécue, puisque nos vies sont trouées de manque.

Le titre de ces fragments d’un bestiaire amoureux reprend la réplique que lui fit en riant le père de la petite Jane lorsqu’elle lui demanda ce qu’ils allaient voir au cinéma. L’enfant comme l’animal ne connaissent pas le second degré. Il est à jamais à fleur du vivant, s’inscrit toujours dans l’immanence d’un cœur qui bat. La mort du petit cheval. Jane en était bouleversée. A lire son dernier livre, à notre tour, c’est nous qui le sommes. Sean J. Rose

02.02 2018

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