Avant-critique Roman

Erri De Luca, "Les règles du Mikado" (Gallimard)

Erri De Luca - Photo © F. Mantovani/Gallimard

Erri De Luca, "Les règles du Mikado" (Gallimard)

Erri de Luca met en scène un improbable duo pour construire cette fable sur l'altérité et le courage. Est-on vraiment maître de sa propre vie ?

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 02.05.2024 à 09h00

Un jeu bien subtil. "Il y a de la magie dans tout." Surtout dans les romans d'Erri de Luca, qui a l'art de révéler les tréfonds des âmes, des villes ou des montagnes. À l'ère de l'individualisme, l'écrivain nous rappelle que tendre une main reste un geste crucial, voire vital pour certains. Avec Les règles du Mikado, il nous entraîne à la frontière italo-suisse. Un vieil horloger aime s'isoler et camper sur les hauteurs, mais soudain une intruse s'invite sans prévenir. « Qui es-tu ? Je suis quelqu'un qui crève de froid. » Aussi ouvre-t-il sa tente à cette jeune gitane effarouchée. Il découvre, au fil de leurs conversations et de leurs silences, qu'elle a fui sa famille afin de s'épargner un mariage forcé avec un quinquagénaire. Une trahison aux yeux des siens. « Pour eux, je suis morte [...]. » Mais cette rebelle aspire à la liberté, hors de question de revenir sur sa décision. Le vieil homme décide dès lors de la protéger. « À quinze ans, j'étais analphabète. J'étais sauvage, agressive, en fuite. Lui, que voulait-il de moi ? Rien. Il m'aidait, c'est tout. » Un geste gratuit qui consiste juste à venir en aide à son prochain, sans rien réclamer en retour. Le protagoniste lui avouera plus tard : « Il n'y a que pour toi que j'ai ressenti le périlleux devoir de responsabilité. » Il lui fait découvrir la mer, les regrets et un jeu bien subtil, le Mikado. Une métaphore de l'existence, qui mène parfois la danse à sa manière. « Certains voient la vie comme un fleuve, certains comme un désert, d'autres comme une partie d'échecs avec la mort. Moi, je la vois sous forme d'un jeu de Mikado en solitaire. Le Mikado fait table rase » du passé et renvoie à la fragilité des êtres et de la vie. Il suffit de retirer un bâtonnet pour que tout l'édifice s'écroule... L'héroïne apprend peu à peu à se reconstruire. « J'ai rencontré mon destin. C'est à un inconnu que revient la possibilité de le révéler. » Puis elle décide de s'affranchir, de goûter à l'indépendance. Sa dette envers son sauveur reste inestimable, elle se sent redevable et refuse de couper le lien avec lui. Leur relation devient alors épistolaire. En dépit de leurs côtés solaires, ils confient aussi leurs zones d'ombre au papier. C'est là que le roman prend une tournure surprenante... À travers la richesse de leurs échanges, ils constatent qu'ils ne se connaissent pas vraiment. « En chaque personne, il existe un double fond d'arrière-pensées. Pas forcément louches, mais aussi idéalistes, religieuses, comme en quête d'un salut. » Personne ne peut être coupé du monde, surtout si la guerre ou des facteurs sociopolitiques s'en mêlent. La question du choix peut-elle véritablement être jugée ? Pas vraiment, assure l'horloger. « J'ai été un pion dans la tourmente de grands événements, une de ces pièces anonymes de l'échiquier qui ne peuvent qu'avancer. » Dans cette fable sur l'altérité, l'entraide et le courage, Erri de Luca s'interroge sur le sens de l'engagement et sur la liberté intérieure. Kerenn Elkaïm

Erri De Luca
Les règles du Mikado
Gallimard
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 20 € ; 160 p.
ISBN: 9782073060587

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