16 août > Roman France > Maylis de Kerangal

Quand leur fille leur annonce qu’elle va s’inscrire dans une école à Bruxelles pour apprendre à faire des décors, les parents de Paula s’étonnent: ils pensaient qu’elle voulait être peintre. Mais peindre des marbres, du chêne et autres imitations de matériaux naturels, c’est encore peindre! Le trompe-l’œil est tout un art, ainsi que Paula, aux côtés de Jonas et Kate, l’apprendra grâce aux cours de "la dame au col roulé noir" de l’école de la rue du Métal, et surtout en s’exerçant sans relâche dans leur deux-pièces transformé en atelier.

Fini, l’indolence endémique dans une certaine jeunesse parisienne, Paula plonge corps et âme dans cet univers de pinceaux et de térébenthine. Jonas avec sa casquette vissée sur le crâne, et qui aime ce regard vairon et légèrement strabique de Paula, et Kate, dite Big Kate, plantureuse blonde écossaise, forment avec la Française un trio d’émulation artistique, d’amitié, voire plus si affinités. Peinture, cigarettes, biture, le séjour bruxellois est une longue nuit blanche.

La vie étudiante prend fin et c’est comme si chacun avait soudain été convoqué par la réalité. La main à la pâte plutôt que la prise de tête, de la pratique, pas de théorie. Les diplômes d’art, elle s’en fout, ce que veut Paula, c’est faire de la peinture, de la vraie. Elle signe tout de suite pour un hall d’entrée en faux marbre rue de Paradis, à Paris. Enquille les chantiers. L’un d’eux l’amène à Moscou pour le tournage d’Anna Karénine. Entre-temps, Cinecittà: la chapelle Sixtine pour Habemus papam de Nino Moretti, et une histoire d’amour avec "le Charlatan", un charismatique staffeur italien du studio romain.

A son retour de Russie, elle propose à ses deux anciens camarades un plan, c’est là que Maylis de Kerangal ouvre son sixième roman chez Verticales Un monde à portée de main. Rewind : l’école de la rue du Métal, l’atelier, les chantiers… L’auteure de Réparer les vivants (même éditeur, 2014, repris en Folio) nous fait ici vivre au plus près ce monde de couleurs. Cerfontaine (un marbre très difficile à imiter), vert de Polcevera, mischio de San Siro, albâtre du mont Gazzo… Maylis de Kerangal n’hésite pas à user de la riche palette du lexique pictural; elle aime également mêler le langage parlé des personnages et le vocabulaire plus précis, voire précieux, du narrateur-démiurge, qui pour le coup n’est pas un dieu caché: il imprime le récit de son formidable style chantourné. On se souvient de la façon avec laquelle, dans Naissance d’un pont (même éditeur, prix Médicis 2010), l’écrivaine avait tissé des destins multiples autour de la construction d’un édifice, nous immergeant aussi bien dans la poussière du chantier que dans les rêves de ses acteurs. Dans Un monde à portée de main, on remue au-delà de l’exactitude documentaire des questions autour de la création. Ou plutôt de la reproduction du réel en art. "Car voir […] cela ne consiste plus seulement à se tenir les yeux ouverts dans le monde, c’est engager une pure action, créer une image sur une feuille de papier, une image semblable à celle que le regard a construite dans le cerveau. Pour autant […] il ne s’agit pas seulement de reproduire la réalité, d’en donner un reflet, de la copier." Reproduire, c’est recréer. Sean J. Rose

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